Vos textes à partir du roman de Gaëlle Josse « Une longue impatience »

Il y a 15 jours Sylvie Neron-Bancel vous a proposé d’écrire à partir du roman de Gaëlle Josse « Une longue impatience » (Éditions Notabilia, 2017). Parmi les textes reçus, nous en avons sélectionné 7 cette semaine.

Merci à tous de votre participation !

J. Maurisse

Il met toujours une nappe propre le dimanche. Pour la recevoir, il faut que le repas soit servi sur une jolie nappe, c’est primordial. Il en a des dizaines, en coton, en synthétique, brodées. Il préfère les brodées, c’est mieux pour l’occasion. Il lui suffit d’avoir posé la nappe sur la table, dès la première heure, et c’est comme si elle était déjà là, avec lui. Et l’attente se fait extase.

Il n’est pas bon cuisinier ; c’est vrai qu’il fait toujours les mêmes plats. La veille, il achète au marché des radis frais et une motte de beurre qu’il garde la nuit sur le rebord de la fenêtre pour qu’elle ne soit pas trop dure le dimanche. Il aime quand on mange des radis. Ça croque, d’abord un petit bruit sec, la bouche entrouverte, puis un bruit mouillé, en dégradé, avant de déglutir. Ça n’a l’air de rien, mais ça touche à l’intime et ça l’émeut. Il imagine ces crrr dans sa bouche à elle, comme si c’était un doux ronronnement. Après, deux cuisses de poulet. Le poulet, c’est un plat du dimanche. Cuites au four avec le reste du beurre et des pommes de terre du marché. Et beaucoup d’ail. Il n’est pas certain qu’elle aime l’ail, mais il trouve que ça sent bon dans l’appartement et puis ça relève bien un plat. Ensuite, une glace, évidemment. Il est sûr qu’elle adore la vanille. Ça finit bien un repas et c’est festif.

Il ne sort de la cuisine qu’au tout dernier moment, un creux là, dans l’estomac, quand l’heure est passée depuis trop longtemps et que la sonnette n’a toujours pas retenti.

J. M.

Emmanuelle Vigneault

Je me baisse pour être à bonne hauteur. La carafe est trop remplie, mon biceps accuse le coup. Le docteur a dit du robinet, surtout pas en bouteille. Je n’ai pas demandé pourquoi. Un cri, plus fort que le précédent. J’ajuste et garde un quart vacant pour l’Hépar. Je répète les gestes dix fois par vingt-quatre heures. Je connais le dosage parfait pour toi. On n’a pas le droit de chauffer l’eau directement dans la casserole, je ne sais pas pourquoi. J’essaie de ne pas entendre tes cris, m’assois sur le canapé. Je dois profiter, c’est ce qu’il a dit. J’attrape un sudoku, n’arrive pas à me concentrer. Tes cris me dérangent. Ne pas aller te chercher trop tôt, tu serais déçu que le repas ne soit pas prêt. Je vois bien que tu ne me trouves pas terrible comme mère, pas très au point. Je trempe mon petit doigt dans l’eau. Vérifie que le gaz ne s’est pas éteint mais non. Retourne m’asseoir. Je compte tes cris. Ne pas aller te chercher trop tard : énervé, tu ne voudrais plus manger. C’est prêt, je verse l’Hépar, infinitésimalement, comme il a dit. Sinon l’effet est inverse. Inverse de quoi ? Je ne sais pas ce que tu as. Tu pleures nuit et jour, ne te calmes qu’à coups de biberons. J’abuse du remède. Tu sens la douceur âcre du lait, tu le rotes et le pètes, en régurgite sur mon épaule. J’utilise un couteau pour l’araser dans la cuillère. Trois cuillères. Je pose le biberon à côté des sudokus. J’inspire avant d’ouvrir ta porte, je sais que tu vas me jeter un regard plein de reproches.

Anne-Florence Ghali

Trois jours avant mon arrivée, le boucher sera venu à la maison siroter une infusion de fleurs d’hibiscus rouge sang fortement sucrée. La chèvre qui déambule sur la terre battue d’une pièce à l’autre depuis qu’elle y fut mise bas se laissera attraper sans méfiance. Une partie de sa viande sera hachée menu et mélangée à cumin, coriandre, oignons et ail ciselés. De ses doigts fripés, elle façonnera des petits boudins et les fera frire dans un beurre qu’elle bat elle-même à partir du lait des buffles qui pâturent le long des eaux du Nil. Tout embrunis, ils révèleront sous mon palais ses tendres empreintes digitales et libèreront sur ma langue la saveur chaude du soleil, de l’aridité qui concentre l’odeur puissante des champs et des bouses sèches. Dans le four circulaire en terre, elle mettra à cuire un mélange de riz rond et de vermicelles grillés dans le beurre additionné d’eau puisée au godet dans sa jarre d’eau fraîche. Quand elle m’aura servi tout cela, et resservi encore et encore de rires et sourires, elle m’apportera d’autres douceurs : plus fondantes que du sucre filé, des pastèques à la peau verte zébrée qui éclatent en quartiers de chair écarlate regorgeant de pépins noirs de beauté. Des oranges lourdes et charnues ruisselant d’un sirop aussi doux qu’un miel ambré. « Assal » me criera ma belle-mère dès le coin de la venelle ! On m’a expliqué que cela signifie miel en arabe. Et que c’est aussi le surnom affectueux que l’on donne à ceux que l’on aime.

A.F.G

Framboise Guillouche

Ma fille chérie, je voudrais que ce repas tendrement confectionné dans ma cuisine douillette soit un enchantement pour ton palais curieux, qu’il anéantisse tes inquiétudes et abolisse ma vieillesse.

Hélas, je sais déjà ce que tu m’annonceras au dessert tel un bouquet final. Cela commencera habilement au moment de t’attabler. C’est risqué maman de vivre seule dans cette maison.

La ronde formée par l’alternance des noix de Saint Jacques, du corail et des gouttes de sauce vanille savamment disposés sur les assiettes en porcelaine de Gien enchantera tes yeux avant de ravir tes papilles impatientes. Tu songeras que ta mère a mis du coeur à l’ouvrage et tu auras raison, j’ai panaché gaiement ces saveurs rien que pour toi.

Tu t’extasieras sur la merveilleuse cuisson du filet de daurade, le moelleux des figues rehaussées de Porto. Tu fais ça avec ton vieux four ? Nous reviendra l’image de tes menottes collantes quand tu recueillais les fruits gorgés de sucre de notre figuier. Au moment de te resservir les mots maison de retraite s’inviteront au milieu d’une phrase innocente. Le fondant du poisson mêlé à l’onctuosité des carottes Vichy avivera le souvenir de nos diners complices et rieurs. Tu oseras une allusion. Madame Untel est très bien dans son établissement.

Le mille-feuilles sera l’acmé mon ange. Mon dessert préféré c’est adorable ! Est-ce à cet instant, quand le sucre glace te fera une mignonne moustache de fillette que tu auras le courage de murmurer que la maison est vendue?

F.G.

Cécile Quiniou

Le retour

Le téléphone a sonné un peu avant huit heures. Tout est organisé cette fois. Il sera rapatrié le lendemain. L’étau se relâche. Alors, doucement elle s’assied, pose sa main sur son cœur et savoure. Demain elle le toucherait, elle l’embrasserait, son fils. Trois semaines qu’elle attendait. Qu’elle n’arrivait plus à rien, sauf à dormir, écrasée par les émotions du jour. Sa voix au téléphone lorsqu’il doutait, épuisé par la souffrance, rendu hagard par la morphine, sa voix.

Elle a tout de suite pensé à un bourguignon. Il en reprenait toujours trois fois. Elle en cuisinerait un qui mijoterait longtemps. Elle s’est habillée. Au marché, Le boucher lui a découpé un morceau dans le quartier. Là, en plein mois d’août il n’avait que des grillades sur l’étal. A présent, elle prend son temps, coupe les oignons en lamelles fines, fait revenir la viande, la farine, fait sauter les champignons, flamber le vin rouge. Elle écoute Bach. Ses gestes lents mélangent, découpent, assemblent les ingrédients comme pour leur conférer une part de sacré.

 Elle se rendra à l’aéroport pour le voir arriver. Même si l’ambulance est prévue. Son fils, son rescapé. Elle a failli oublier les lardons. Elle le revoit enfant. Elle referme le couvercle. Sa façon d’entrer dans la cuisine, son regard malicieux, sa main qui s’empare d’un fruit. Elle a acheté des poires, les premières de la saison. Elle les pèles avant de les couper finement. Pourquoi est-il parti si loin ? Elle aurait pu devenir folle ! Ça y est, elle peut enfourner.

C.Q.

Matilde Nabias

Dans le pétrin j’ai déposé le levain, je l’ai nourri deux fois, deux fois il a grossi comme un gâteau sans feu. J’ai regardé ses bulles crever la surface, plongé dans cette chair vivante la cuillère pour y faire entrer l’air. Dans une carafe j’ai pris l’eau de la rivière. Lorsqu’elle coule dans le pétrin je pense aux regards de ma petite, à ses doigts qui arrachent la mie chaude et la trempent dans la confiture. La farine tombe puis flotte comme un bateau. J’y plonge mes mains, je malaxe. La pâte colle, elle se rebelle, mais d’un geste d’amour je rassemble en une boule douce et tiède ce qui sera mon pain. Elle lève maintenant dans son plat de terre, sur une marche, entre ombre et lumière.

Ma petite arrive trempée de la rivière, sa robe tachée par les mûres qu’elle transporte. J’allume le four, le feu s’y déploie comme un lys, retombe en corolle fuligineuse. La pâte, bombée, lisse, attend. Dans un sceau, la terre humide attend. Lorsque les flammes retombent, ma petite est assise sur les marches, elle regarde une coccinelle, elle me sourit. Alors je retourne la pâte sur la pelle, la recouvre de farine, et j’incise le pâton. Deux lignes courbes comme ses beaux yeux d’enfant.

Dans le four brûlant au faîte devenu blanc j’enfourne mon pain rond. Je scelle la porte avec la terre et nous attendons, ma petite et moi, nous attendons l’odeur merveilleuse, ce parfum de geste et de tendresse qui annonce le sourire radieux de l’enfant qu’on nourrit.

M.N.

Virginie Legrand

« On retient un homme par le ventre » disait ma grand-mère. » C’est la première impression qui compte » disait ma mère. Mon père est parti pour une étoilée. Je suis pétrie d’angoisse. Tu arrives dans une heure. Premier dîner en amoureux. Comme je n’ai su décider du menu, j’ai acheté tous les ingrédients de ce livre de recettes jamais ouvert. Un « cadeau » de ma soeur, au titre mièvre : »Carnet de recettes pour deux d’une femme amoureuse ». Je l’épluche, pragmatique : « Roulades fraîches dans l’herbe », inimaginables en ce mois de novembre. « Mon p’tit loup persillé », je le vois déjà ce persil sournois élire domicile entre mes deux incisives, « Canard polentamour », trop d’ail. J’opte pour le « Filet mon mignon ». Par ici, mon cochon ! Je vais te laquer, te saupoudrer de gingembre, de cumin, te déglacer à l’orange, te laisser mijoter jusqu’à ce que ta sauce frémisse avant de t’enduire de miel et te vêtir de simples feuilles de coriandre. Un peu d’huile dans la sauteuse, un lit pour dorer, le temps que je dresse la table. Je goûte le Saint Amour, le renifle, j’ai vu faire cela dans les films, une odeur de brûlé. Mazouté le cochon, soirée en fumée ! Envie de pleurer. Tu sonnes à la porte. Je me liquéfie. Une seule issue : la mise à nue. Ce soir, on mange liquide !

V.L.

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