Emmanuelle Pavon-Dufaure : « Ce qui distingue la poésie de la prose, c’est le retour à la ligne »

Écrire de la poésie c’est se rendre disponible à l’observation de ce qui nous entoure. Auteure de théâtre, Emmanuelle Pavon-Dufaure nous parle ici de son rapport à la poésie de la vie. Elle animera le module 1 « Oser écrire » à Paris du jeudi 26 septembre 2019 au dimanche 29 septembre 2019 et « écrire le quotidien à partir de la poésie américaine » à Paris : du 15 au 18 juin 2020.

L’Inventoire : Parlez-nous de cette école « de poètes de New-York » (qui s’est formée dans les années 50-60, et reconnue dans le long poème de William Carlos Williams « Paterson »).

Emmanuelle Pavon-Dufaure: Dans les années 60 et 70, c’est une école buissonnière pourrait-on dire, fortement influencée par la liberté dadaïste… On y sort de l’ornière de la métrique, du classique alexandrin pour revendiquer un vers oral libre, une nouvelle identité poétique, plus authentique, épousant le mouvement de la vie courante. Avec Joe Brainard en figure de proue et son célèbre “I remember” (l’ancêtre du “je me souviens” de Perec), Franck O’Hara, John Ashbery, Anne Waldman et d’autres forment une équipe qui écrit sur un mode frénétique, électrisée par la culture pop.  

L’Inventoire : Le long poème de Paterson autour de la ville se nourrit des années surréalistes de William Carlos Williams. En quoi ces juxtapositions, ces strates diverses composant le poème, annoncent-t-elles le cut up et la poésie en prose ?

Emmanuelle Pavon-Dufaure: Il y a l’influence des années surréalistes mais aussi le fameux “Ulysse” de Joyce et sa trouvaille audacieuse du monologue intérieur où tout se mêle, dans une interaction quasi fluviale entre la pensée du personnage et le monde. Cette coupure avec le roman traditionnel  marque une vraie révolution du regard. Ce n’est plus l’auteur qui regarde mais “ça le regarde”. WCW a lu Joyce et s’en inspire pour Paterson, il mêle dans certains poèmes des articles de journaux, des lettres, des tracts… Il fait effectivement du “cut up”, avant l’heure !

L’Inventoire : La poésie du quotidien, c’est une poésie narrative, en prose ? Un peu à l’image des premiers poèmes de Richard Brautigan ?

Emmanuelle Pavon-Dufaure: Oui, mais pas tout à fait. Ce qui distingue la poésie du quotidien de la prose, c’est le retour à la ligne déjà. Mais aussi un vrai travail musical, il y a des étapes à suivre comme le dit Richard Brautigan lui-même. Et c’est tout l’enjeu d’ailleurs, sinon le genre poétique serait un genre en voie de disparition…

Quelles étapes ? Des exercices de visualisation du regard, des rythmes (cela peut être le nombre de mots, de syllabes…), des répétitions, il faut que le poème fasse musique, retentisse pour ensuite être éventuellement vocalisé.

Comme l’écrit Louis Aragon, la poésie est “Une présence. Une absence. Un chant”.

L’Inventoire : Dans la présentation de ce stage on parle de « flambée du poème ». Comment écrit-t-on de la poésie ? Ou dans quel état l’écrit-on ?

Emmanuelle Pavon-Dufaure: Dans un état de corps, me semble-t-il, une certaine qualité  du regard, de la peau, de l’ouïe… Pour cette raison la métaphore du feu me paraît  juste.

L’auteur se consume en quelque sorte dans son attention au monde et aux autres.

Rainer Maria Rilke dit qu’il faut avoir beaucoup vécu et oublié pour écrire un seul vers…

L’Inventoire : Quels sont les poètes américains qui vous inspirent personnellement ?

Emmanuelle Pavon-Dufaure: Plus que des hommes ou femmes poètes, je songe à certains vers, qui résonnent de telle manière, qu’ils deviennent miens, constituent comme une petite musique de jour. “Un enfant s’aventurait dehors cha-

que jour,

Et le premier objet qu’il contem-

plait, il le devenait”.

Ce vers me sidère au sens fort du terme, car il m’arrête, dans ce que je suis, ou plutôt voudrais être et écrire… Ce petit bijou est de  Walt Whitman.

L’Inventoire : Quand écrivez-vous de la poésie ? Avez-vous toujours un carnet sous la main ?

Emmanuelle Pavon-Dufaure: Le carnet n’est pas vraiment compatible avec ma pratique fantaisiste poético-sportive. Disons plutôt des papiers volants que je perds souvent…  Je saisis les images poétiques en marchant- parce qu’il y a de nombreux obstacles et cela m’oblige à partir de moi, à pratiquer des détours- en courant aussi, parce que je perds mon souffle et dois en trouver un second, plus ancré, davantage dans l’expir que l’inspir.

La poésie est pour moi une question d’expiration, une manière de rendre l’âme… avec le coeur toujours bien accroché et tambourinant !

L’Inventoire : Que vous a apporté la lecture de la poésie ?

Emmanuelle Pavon-Dufaure: Dans mon travail d’écriture, une autorisation à introduire dans les textes de théâtre, en particulier dans les dialogues, plus de rêverie et de suspension. Au quotidien, l’apprentissage d’une vie parenthèse qui me paraît la seule réalité envisageable sur cette terre, comment dire… “bleue comme une orange”.

Propos recueillis par L’Inventoire

Lectrice à haute voix, auteure de théâtre, médiatrice artistique, Emmanuelle Pavon-Dufaure animera également le stage « Travailler la langue et son style (présentiel)« 
Paris : du lundi 2 décembre 2019 au jeudi 5 décembre 2019