Gilles Bertin Montcharmont « Revue Pourtant : le contraire du renoncement »

Créée en 2020, Pourtant est une toute nouvelle revue de création littéraire et photographique. Chaque livraison comporte des textes de poésie et de nouvelles, des séries photographiques et des « phototextes ». Nous avons rencontré son directeur de publication, Gilles Bertin Montcharmont, afin qu’il nous parle de cette belle revue : « un projet entier et cohérent quant à l’expression de ce que peut être une existence ». Nous le recevrons à Aleph-Écriture pour une rencontre avec l’équipe Pourtant, le samedi 13 janvier 2024 de 14h à 16h.

LInventoire : Vous avez créé cette revue en 2020 (à plusieurs, je crois), comment vous en est venu lidée ?

Gilles Bertin Montcharmont : Durant un jogging en vacances près d’Uzès, par une très grosse chaleur. Le mot « Pourtant » a jailli, évident, comme une truite bondissant des eaux vives. Étrangement, aucune revue, aucun éditeur français ne portait ce nom !… Nom pourtant fort « bartelbyen ». À vrai dire, ce désir de revue infusait depuis bien longtemps, nous avions déjà eu avec Alain, l’autre membre du tandem de départ, un premier projet de revue, non abouti. Les revues ont beaucoup compté pour moi, dans mon parcours d’auteur, Dissonances, la regrettée Borborygmes (créée par Julien Derôme, arrêtée en 2014), Rue Saint-Ambroise, La femelle du requin, Harfang, et tellement la revue Brèves, dont Daniel Delort le créateur (avec son épouse Martine Delort) vient hélas de nous quitter après 45 ans d’édition indépendante.

À lui seul, ce mot « pourtant » était un projet entier et cohérent quant à l’expression de ce que peut être une existence. Il est un mot à la fois rebelle et discret, le nom des refus silencieux, du refus du pot de terre contre le pot de fer, du refus de l’inflexibilité de ce mal qu’on nous propose (Souchon), il est une critique taciturne, il est le contraire du renoncement.

L’I : Pourquoi mélanger les genres (poésie, photographie, nouvelles) ?

Pour fouiller l’existence, thème de cette revue. En écriture, le choix du point de vue est fondamental, il est le regard qui « empathise » le récit. Alors, disons que pour notre revue, fiction, poésie et photographie constituent autant de points de vue sur chaque thème abordé. Ils sont parfois mêlés, comme dans la série FAKE FAKE FAKE d’Aurélien Delafond et Stéphane Barthez de notre dernier numéro « Je mens », ou comme dans ce surgissement qu’a été L’île pour la poétesse Chloé Baudry et la photographe Léna Maria dans notre numéro Naissances. Il en sera de même de ces regards pour notre prochain numéro qui posera cette question de ce qu’est — sous-entendu pour nous personnes bien humaines — le sauvage. D’où ce point d’interrogation dans ce thème « Sauvage ? » que les pinceaux luminescents de la poésie, de la fiction et de la photographie éclaireront sans évidemment parvenir à le figer, leurs ombres portées se croiseront et tisseront un bocage de réponses.

« FAKE FAKE FAKE (Enfumage) » de Aurélien Delafond et Stéphane Barthez (Extrait de la série). Revue Pourtant N°5

L’I : Comment se compose l’équipe ?

Équipe est le bon mot ! Dès le début, il y avait cette idée de l’ensemble qui permet, lorsque l’on est réunis, ce qui serait impossible seul. Nous sommes une douzaine de personnes, certaines s’occupent de la création rédactionnelle et graphique du numéro, des combien importantes corrections et relectures, d’autres du choix des textes et des photographies au sein du comité de lecture, d’autres de la diffusion en librairies, des animations des rencontres publiques des relations directes avec les photographes et les auteurs, notamment sur Instagram, comme  de la communication, sans oublier les soirées de mises sous plis du nouveau numéro. Et nous aimerions encore, nous avons besoin d’agrandir cette équipe, notamment en animation de notre site web, de nos réseaux sociaux, des relations presse, de recherche de sponsorats et de financements, de gestion.

Il y a cet élan de chaque numéro

L’I : Quelle joie particulière vous procure la vie de cette revue, alors que cest beaucoup de travail ?

Belle question ! Cela transparaît sans doute déjà ! Il y a cet élan de chaque numéro. Depuis le choix de son thème sur lequel nous passons beaucoup de temps nous-mêmes, à lire, discuter. Jusqu’à l’élaboration de ce fameux chemin de fer (le découpage et le chapitrage du livre) où la personnalité du numéro naît des dizaines d’envois reçus, comme une photographie argentique qui se révèle dans le bain sous l’ampoule rouge du labo. En passant par les discussions passionnées du comité de lecture sur la force d’un texte, le propos d’une photo, la nécessité de publier, de retravailler une contribution.

Dans chaque numéro, nous vivons des phases d’inquiétude (pas assez de « bons » textes, de « bonnes » photographies) et des phases d’enthousiasme, quand surviennent des contributions qui nous étonnent. Il vient un moment où la mayonnaise monte et prend, où le numéro prend corps, avec sa singularité et son rapport au thème, rapport toujours inattendu pour nous quand nous composons le sommaire et dégageons de grandes parties qui, finalement, constituent une réponse supplémentaire, sous-jacente au thème, traversante. Ces mises en rapport qui s’opèrent intuitivement, souvent sur des grappes de textes et de photos réunies autour d’un vers d’un poème reçu, d’une phrase d’une nouvelle, sont passionnantes. Par exemple, dans le dernier numéro, ces deux phrases qui dessinent différemment le mensonge provenant des nouvelles d’Adèle Debouverie et de Danièle Pétrès, « Je commence par la vérité » et « Parfois je mens et parfois pas ».

Et puis il y a ces moments intenses de rencontres sur les salons, les festivals, en librairies. Avec les autrices, auteurs, photographes, les lectrices et lecteurs, dont certaines et certains deviennent des amis. Cette joie chorale qui était dans nos valeurs dès le départ, la joie de faire de l’ensemble, dans la présence.

L’I : Le N°5 de la revue vient de paraître, il a pour thème « Je mens ». Dans un monde dominé par le deep fake, et dans une vie quotidienne où nous tentons de ne pas heurter lautre sans nous départir de notre vérité, avez-vous été surpris par les contributions que vous avez reçues ?

G.B.M : Oui, c’est le principe même de l’appel public à participation que d’être surpris, c’est le but ! Ce numéro sur le mensonge n’y a pas dérogé. Il y a par exemple cette nouvelle de Florent Arc à l’écriture enlacée et virevoltante qui évoque le mensonge consubstantiel de la vie des familles. Ou celle très humoristique d’Adèle Debouverie d’une enseignante anxieuse d’obtenir dès juillet un arrêt maladie pour la rentrée scolaire, afin de pouvoir passer de bonnes vacances. Ou bien cette série de portraits photographiques d’une modèle virtuelle par Francis Malapris faisant justement appel à ce que l’on nomme à tort les intelligences artificielles, qui sont seulement et c’est déjà énorme des mains artificielles. Ou bien cette merveilleuse série FAKE FAKE FAKE (Enfumage) d’Aurélien Delafond et Stéphane Barthez éclairant de l’incongruité de leurs images et de leurs mots ce phénomène exponentiel du fake. Et les séries au grain argentique de Frédéric Martin qui font l’unanimité sur leur beauté.

L’I : Combien avez-vous reçu de contributions ?

G.B.M : Environ 300, dont deux gros tiers de textes et l’autre de photographies.

L’I : La réponse à lappel à textes et photographie est anonymisée, vous préférez ainsi découvrir de nouveaux talents sans être influencé par leur parcours ?

G.B.MVoici un point central, que nous avons voulu pour être source à la fois d’ouverture et de légitimité, tant auprès des lecteurs que des auteurs et photographes. Une revue qui pratiquerait l’entre soi, même de bonne foi, s’interdirait l’ouverture, se fermerait, s’enliserait. L’impartialité et le caractère anonyme des sélections du comité de lecture et du comité photo vont à l’encontre de l’entrisme naturel de toute organisation humaine, et ce faisant ouvre la revue à tous les artistes, favorisent les nouvelles voix.

Il n’y a pas d’œcuménisme, il y a seulement une volonté et une organisation tendant à garantir à la fois l’égalité devant le comité et, en amont du comité, l’expression de toutes et tous.

Bien sûr, tout cela n’est pas aussi simple. La composition des membres du comité de lecture et du comité photo a aussi une influence sur ses propres choix, par définition. Le public visé par les appels conditionne aussi ce que reçoit le comité de lecture. Il serait plus qu’intéressant d’aller vers d’autres écrivants et photographes que celles et ceux adeptes des appels à participation. Nous essayons quelque chose en ce sens pour le futur numéro.

Et il y a dautres façons différentes de pratiquer louverture que le passage par lanonymisation. Mais, celle-ci a une autre vertu, celle d’injecter peps et suspense dans notre processus de lecture et de choix, lorsque l’on découvre qui est derrière une œuvre que l’on a aimée et défendue.

L’I : Comment faites-vous connaître votre jeune revue auprès du public et des librairies ?

G.B.M : C’est ardu. La présentation aux librairies est chronophage, et elles ont des réticences ou des difficultés à promouvoir les ouvrages collectifs, sauf s’ils sont d’auteurs connus. À cet égard, la présence d’invités à forte notoriété dans nos pages, comme René Frégni ou Franck Bouysse, favorise nettement notre reconnaissance. Nous privilégions surtout les librairies qui ont un rayon revues affirmé. Et nous sommes présents dans toutes les autres sur commande, nous sommes bien référencés.

Le point des abonnements est fondamental, tant pour élargir son lectorat que financer la production de la revue. Là aussi, c’est bien difficile, comme pour toutes les revues ! Il faut communiquer ! communiquer ! communiquer sur ces deux points, des ventes et des abonnements.

Pour la rencontre avec le public, nous avons été fort frustrés par le Covid qui a coïncidé avec nos premiers numéros. Alors nous avons développé notre présence sur le web, via les réseaux sociaux et des performances de création en ligne pendant les couvre-feux du confinement. Nos « Vols de nuit » ont bien marché auprès du public, nous en avons même tiré un hors-série papier non prévu.

Nos premiers salons — le Salon de la revue, à Paris —, les festivals — les Journées de l’écriture, à Cluny, en Bourgogne —, les rencontres en librairie ont été de grands bonheurs. N’oubliez pas, sur la couverture de la revue, sous le titre Pourtant, notre slogan est « Création et rencontre littéraire et photographique ».

La rencontre était notre deuxième but, autour de la création littéraire et photographique et de chaque numéro, conçu à dessein comme un très bel objet qui donne envie de le partager.

C’est ainsi que nous avons envie de faire connaître Pourtant, autour de chacun de ses livres, dans la présence, la rencontre humaine.

L’I : À chaque numéro correspond une thématique, que vous annoncez dans un appel à textes. Comment choisissez-vous les thèmes ?

G.B.M :  Aïe ! C’est à chaque fois un long chemin. Un thème doit être à la fois littéraire et photographique, fort, profond, et aussi accrocheur. Cela débute des mois avant, avec beaucoup de discussions sur des thèmes candidats, étayées de lectures et de recherches. Un thème s’impose parfois, comme « Dans la cuisine ». Mais souvent l’équipe se divise entre deux thèmes.

Une fois le choix opéré, nous passons à une étape d’approfondissement, en fouillant le thème et en l’éclairant de variations, de propositions, sous forme d’extraits de romans ou de nouvelles, de photographies, de films. C’est une des originalités de Pourtant que ces thèmes très développés. Ils peuvent inspirer, fournir des idées de départ, un cadre, des contraintes de création, et en toute liberté. Il s’agit de notre façon à nous de prendre pied dans chaque nouveau numéro, de nous engager avec les auteur-es et photographes, de préparer la composition du numéro, de nous embarquer ensemble d’un bout à l’autre dans l’aventure d’un mot comme « Sauvage ? »

L’I : Justement, votre prochain appel sintitule « Sauvage ? » est-ce en relation avec l’état « sauvage » du monde daujourdhui (libéralisme, guerre, évolution climatique) ?

Jim Harrison et le poète et penseur Gary Snider ont ce dialogue passionnant sur les points de rencontre entre d’une part ces deux mots « nature » et « sauvage » et d’autre part nous les humains, dialogue que nous rapportons dans notre appel :

Jim Harrison : — Est-ce que les poèmes sont eux-mêmes une expression du sauvage ? Parce quil me semble quun poème est lexemple dune sorte de chaos pondéré.

Gary Snyder : — Tu poses ici une question extrêmement difficile : quelle est la nature de lart en relation avec le sauvage ? Cest intéressant et compliqué à la fois.

JH : — Cela me fait penser à cette extraordinaire citation de Shakespeare : « La nature, cest aussi nous. »

GS : — Ce qui est exact. Mais ce que nous devons identifier, cest précisément ce qui nest pas sauvage. Cest par là quil faut commencer.

(Jim Harrison, Gary Snyder, Aristocrates sauvages, éd. Wildproject, 2022)

En effet, on parle énormément de « nature » dans la double crise actuelle, à la fois climatique et d’effondrement foudroyant des espèces, et paradoxalement peu de « sauvage », qui — hypothèse poétique — en constitue en quelque sorte l’âme. Notre âme commune, aux non humains que sont nos frères et sœurs animaux, voire végétaux, comme à nous humains, les destructeurs de cette planète (75% d’insectes en moins ces 30 dernières années dans les zones agricoles). Le mot « sauvage » provient d’ailleurs étymologiquement de silva, celui qui habite la forêt. Peut-on vivre sans âme ? Le capitalisme, oui, c’est son essence même d’être dénué d’âme, comme d’ailleurs son avatar le transhumanisme. Mais les êtres vivants ?

Ce point d’interrogation que nous avons ajouté au mot sauvage signe le véritable thème que nous aimerions aborder dans ce numéro. Ne pas laisser ce « sauvage » aux seuls chasseurs et animalistes ! Explorer avec les yeux de la littérature et de la photographie ce qu’il est, et, pour aller dans le sens de Gary Snider, ce qu’il est d’essentiel en nous et pour nous, notre vitalité, notre non-technicité, notre sang même ; bien en deçà de notre raison rationnelle, notre raison d’être. Et nous réjouir.

« Nous ne sommes pas perdus, nous cherchons seulement notre chemin. » 

L’I : Vous êtes auteur également. Pouvez-vous nous parler de votre prochain recueil de nouvelles à paraître aux Éditions Zonaires ?

Gilles Bertin Montcharmont. Crédit Photo : Basile Crespin

G.B.M : Vous allez les déranger, ce sont huit nouvelles sur le trouble, celui qui débaroule un jour dans votre existence, quand le doigt du hasard ou du destin effondre d’une pichenette l’édifice auquel vous avez fini par croire.

Pour Stéphane, ex-paysan dont on a abattu le troupeau pendant la vache folle, dans la nouvelle qui ouvre le recueil, c’est dans le bus qu’il conduit vers Compostelle une vieille dame qui le harcèle de souvenirs enfouis. Ou pour l’amoureuse d’un jeune appelé pendant « les événements d’Algérie », c’est une insulte raciste sur une fête foraine. Et pour Georges Poulain atteint du syndrome de Diogène, c’est Tiffany, sa petite fille policière qui le traque pour lui présenter Bibi, l’enfant qu’elle porte.

Aucune ni aucun n’a le mode d’emploi de la révolte, seulement le talent de naviguer sans maugréer ni boussole, comme les colons de cette caravane égarée dans le désert, dans le film La dernière piste, que leur chef rassure en leur expliquant que, « Nous ne sommes pas perdus, nous cherchons seulement notre chemin. »

Stéphane finira par retrouver le sien qu’il a dû quitter de force des années plus tôt, alors que les équarrisseurs assassinaient ses vaches une à une, quand il reconnaîtra sur sa route un endroit où s’arrêter. Comme José, dans la nouvelle Jouer en haut des ponts, qui voyage avec son père malade et un arbre déraciné d’ouest en est à travers la France, qui découvrira au bout de la route une paix inattendue. Ou comme ce pilleur de trésors archéologiques que les douanes viennent trouver au matin et qui va rendre à la terre ce qu’elle lui a donné. Ne s’agit-il pas de cela au fond, de continuer ?

 L’Inventoire

Vous allez les déranger, nouvelles, Gilles Bertin Montcharmont, Zonaires éditions, mars 2023

Revue Pourtant (site web)

Photo en vignette de Gilles Bertin Montcharmont. Crédit photo : Basile Crespin