Stefan Zweig : « Seuls les vivants créent le monde »

Après sa sortie en format poche en 2020, « Seuls les vivants créent le monde » de Stefan Zweig est réapparu sur les tables des libraires en grand format. Cet ouvrage édité par Jean-Luc Barré aux éditions Robert Laffont nous rappelle à une actualité brûlante, puisque les textes inédits qui y sont rassemblés ont été écrits entre 1914 et 1918, par un européen convaincu.

On y découvre Stefan Zweig, témoin à 34 ans de la déclaration de la Première Guerre mondiale. Bien qu’en grand idéaliste, il souhaite d’abord s’engager et combattre, il prendra du recul avec ses premières positions, et militera pour un « défaitisme » assumé – en dépit des quolibets -, avant de se rallier au courant pacifiste.

Zweig continuera ensuite bien malgré lui à être un des témoins tragiques de la montée du nationalisme et de l’antisémitisme en Allemagne; obligé de fuir, tandis que ses livres seront brûlés en 1933 au moment de l’avènement du Troisième Reich.

Les hommes ont besoin de nous, car ils n’ont que cette unique existence terrestre, tellement aimée et aujourd’hui tellement menacée

Mais revenons aux années 1914. C’est à une pensée en train de se construire face à la guerre à laquelle on assiste au fil de ces articles, manifestes et reportages. Forgeant son opinion en parcourant l’Europe, nous suivons ainsi en temps réel l’évolution de l’Europe en guerre. C’est dans un article en réponse à celui d’Alfred H. Fried (journaliste autrichien Prix Nobel de la paix en 1911, prônant la raison), que les convictions humanistes de Zweig, s’expriment le mieux :

« Et je crois de mon devoir de contredire un homme tel qu’Alfred Fried (…) dont j’admire la pensée lorsqu’il ne place pas nécessairement le méridien de la raison au-delà de tout champ de bataille. Selon moi, la victoire des idées n’existe pas – les idées ne vainquent pas, elles s’invitent chez les hommes et dans une époque (…), elles ne meurent pas de leurs échecs. Mais les hommes meurent, eux, et c’est pourquoi notre compassion doit désormais aller vers eux. Les idées n’ont pas besoin de nous, car elles ont leur vie éternelle. Les hommes ont besoin de nous, car ils n’ont que cette unique existence terrestre, tellement aimée et aujourd’hui tellement menacée, ceux d’entre eux qui tomberont encore incrimineront désormais notre silence. La justice, l’égalité, le droit à l’auto-détermination des individus et des peuples, la fin de la violence, la concorde éternelle – toutes ces grandes idées -, aucun de ces morts ne les apportera, par son sacrifice, à l’humanité, pas davantage des centaines de milliers de morts. Seuls les vivants créent le monde ».

(p. 159. In La dévaluation des idées, Berlin 1918).

Dans ces articles, où la sauvegarde de l’humain prime toujours, c’est la conviction que l’écriture littéraire se place au dessus du journalisme politique qui amènera progressivement Zweig à se retirer des Tribunes pour se concentrer sur ses livres (dont le contenu est éminemment politique par ailleurs  – voir La Pitié dangereuse ou Le Joueur d’échecs, dont les sujets sont la domination et la résistance).

« Seuls les vivants créent le monde » nous permet de découvrir les textes inédits ayant contribué à transformer ce témoin attentif de l’Europe en écrivain du vivant, qui deviendra bientôt un inimitable orfèvre de l’âme.

Danièle Pétrès

Pour aller plus loin  : Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Mémoire d’un Européen