Vos textes à partir de « Supermarket spring » de Pedro Mairal

Il y a 15 jours, Hélène Massip vous a proposé d’écrire à partir de Supermarket spring de Pedro Mairal (L’atelier du tilde, 2017). Voici les 8 textes que nous avons sélectionnés. Nous vous remercions de votre participation !

 

Elisabeth R.

Fournaise à La Rochelle

Au Buffet de la Gare, on a une cheminée. Branchée sur un lecteur DVD, dix films tournent en boucle. Après « Fuego en las pampas », c’est « Fournaise dans les rocheuses ».

Le feu n’est qu’une promesse, bruissements, dégradé de verts. Arrive l’oiseau, se perche, agite sa tête menue, lance un cri d’alerte, repart. Battements d’ailes, ombres noires sur le vert, où le rouge peut-il bien se cacher ? Il couve, à droite et en pointillé sous l’ondoie­ment des fougères et le crépitement des brindilles. Craquements, ralenti sur le recroque­ville­ment des fougères, fondu-enchaîné grésillant, de jaune à brun, le feu prend son temps. Jaillit dans une explosion d’écorces, se jette, implacable, à l’assaut des pins, se hisse vers les cimes, retombe en gerbes tourbillonnantes tandis qu’au sol…

Tandis que, la tête dans l’entrebâillement de la porte, le chauffeur de « Ouibus » appelle : « Des voyageurs pour La Rochelle ? » La dame explore la banquette, tâte, fourrage – hors champ, les pompiers sont entrés en action. La dame extirpe sa canne, saisit son sac de l’autre main, se dirige vers mon comptoir, attrape un manteau au passage – Dans les miroirs de la crédence, elle suit la lutte démultipliée du feu contre l’eau. Ayant vu le sonotone dans son oreille, je crie : « Ça fait trois Euros. » La dame sursaute. Pose trois Euros devant moi. Je dis : « Ça a l’air beau, les rocheuses. »

Elle jette un dernier regard à l’incendie, répond : « La Rochelle ? Et encore, les bombardements ont fait du dégât. » et sort.

E.R.

Deneb

Les rétives

 

La dame entre deux âges porte l’usure et le numéro précédant le mien, le 629. La Cyber Cabine d’Employabilité Augmentée de l’Agence Nationale d’Intérim scintille dans le désert de linoléum, délimitée au sol par des agrafes lumineuses d’un bleu impérieux. Sur le côté, un écran de belle taille mord timidement sur la scène, trompe-l’œil hasardeux à l’attente, la résignation et l’angoisse.

Là, le soupir d’une rivière attendrit des entrelacs de troncs veinés, organiques, qui  fraient des voies d’ombre vers un chemin pour ailleurs. Des bruits vifs se détachent les uns des autres et deviennent oiseau, blaireau ou coléoptère, puis se recomposent dans le souffle de l’eau qui les enfile comme des perles. Au sol, les insectes usinent avec la grâce séraphique d’un labeur essentiel. Ils creusent des chemins qui n’existent pas encore.

Craquements, puis une voix aux accents toniques aléatoires : « la personne portant le numéro 628 est invitée à se présenter. Pour initier le module de recrutement prédictif, merci de renseigner distinctement vos identifiants ».

La petite dame mal fagotée ébouriffe ses cheveux rares et dégage un front étonnamment juvénile. Elle va se poster tout à fait face à l’écran et articule d’une voix claire « je suis qui je suis et mon projet c’est qu’on me fiche la paix ». Eclate de rire, se détourne, revient, apostrophe  « Et vous, ça va ? ».  Eberluée, j’entends la cyber-cabine ahaner : « je suis lasse et les mots me fuient ».

D.

Jacqueline Ardellier

 L’apple store

La grande salle est blanche et voutée, l’animation intense, l’attente immense.

Sur les murs, trois écrans lumineux, hypnotiques et silencieux.

Les mêmes images pures et parfaites apparaissent, se fondent et s’évanouissent,

défilent et glissent inlassablement, à intervalles réguliers.

Une montre gigantesque, lisse et brillante, au cadre gris acier, danse lentement sur l’écran translucide. Sur son cadran, des heures et des couleurs, des rendez-vous très importants, des restaurants et des amis. Toute une vie en raccourci, une vie active au temps précieux. Une vie de magazine. Au papier froid et même glacé.

Elle l’imagine au poignet fin d’une jolie femme, tailleur et jambes longues. On ne voit qu’elle dans la foule, grande et remarquable. Elle se dépêche car on l’attend. La montre sonne, regard maquillé sur le carré qui brille: « je t’aime et je t’attends ». Léger sourire, la porte s’ouvre, les talons claquent.

Elle sursaute, la vieille dame, qui attend et qui patiente, à qui la montre est inutile parce que du temps, c’est à revendre qu’elle en a. A son âge, on est patient, n’est-ce pas?

L’apple store, c’est sa sortie de la semaine, il en est sûr. Elle voit du monde, elle se régale, un monde qui bouge, des jeunes qui grouillent.

Un joli nom Marie Jeanne, des rides et un passé, un maquillage tout sourire et des mots surannés. Léo l’écoute et lui explique comment faire pour acheter des applications.

C’est pour le bridge, elle dit, à cause de l’ennui.

J.A.

Véronique Séléné

N°26

La machine lui tire mollement sa courte langue de papier. Elle s’étonne d’avoir besoin d’un ticket pour faire une prise de sang. Elle s’assied face à un écran qui appelle le numéro 20.

Elle a tiré le 26.

Elle balaie la salle du regard, l’arrête sur un autre écran, placé là pour tromper l’attente.

Elle doute qu’un écran de neige trompe la sienne.

Tant de blanc, c’en est aveuglant, elle doit fermer les yeux.

Elle pense à sa peau, blanche elle aussi. Un blanc éteint, maladif. Rien à voir avec la blancheur éclatante de cette neige qui épouse idéalement la verticalité et l’insolente solidité de la paroi.

Sa peau molle a divorcé d’avec ses muscles et pend à présent loin des os fragilisés et douloureux. Pour échapper à la vision humiliante elle ouvre les yeux sur l’écran aux numéros.

Il appelle le 23.

Jetant un nouveau regard à la paroi immaculée, elle y distingue un tout petit point noir qui avance vers le sommet. II va grossissant. Il va il va et s’accapare l’écran.

Son petit point à elle était brun et rond niché à la naissance du cou, en plein milieu, tel un pendentif. Il a grossi, changé de forme et de couleur et il va colonisant ses cellules, il va envahissant chaque    pensée.

Arrivé au sommet le jeune homme à la parka noire chausse son monoski et s’élance dans le vide.

Le grand saut elle va le faire aussi.

Le 25 est appelé.

C’est pour bientôt.

Tournoyer dans l’azur se poser se mêler à la blancheur.

Maintenant c’est à son tour.

À l’accueil le 26 finit sa course dans un bol.

V.S.

Jérôme Vaillant

Zappeur de rien

C’était à Charles De Gaulle Étoile,

(Un endroit où personne ne se poile)

Transports en commun sous le signe du stress,

Couloirs en tube, foule pâle qui se presse

En haut des escalators, ils m’attendent…

Des écrans plats, toute une sale bande

Par grappes de trois, en compacts blocs

Publicités, images chocs.

Quand ce n’est pas un blockbuster,

On nous exhibe un best-seller,

Le navet made in France,

Ou les vacances un peu rances.

 

Que fait ce type, un peu voûté

En imper beige, bonnet taché ?

Montre du doigt les clips de pub,

S’agite, rigole, titube.

Son autre main est dans sa poche,

Semble tenir une double-croche

Elle est saillante, elle s’agite,

Mystérieuse, danse du digit.

Mais un à un s’éteignent les spots

Les tôles plasma fondues au noir.

Il se retourne, agite l’imper,

Cinq autres TV, zéro ampère !

 

Bonjour Monsieur, que faites-vous ?

Par quel mystère annulez tout ?

Vous avez ma forte sympathie

Seriez-vous adepte de magie ?

L’imper se gondole, le visage s’éclaire

Clin d’œil complice, partage le mystère

Me montre son zappeur, gadget américain,

TV- B Gone est le nom du machin.

Le pouvoir est en nous, me sourit-il

Pour huit dollars, un clac de cils

Tu cloues le bec de la réclame,

Et tu fais revivre Paname.

J.V.

Edwige Sylvestre-Ceide

En attendant

Roissy, début des années 2000, je suis interprète de liaison. Il m’arrive de travailler avec gens de passage dans ce no man’s land qu’est l’aéroport international. Face à moi, une Arménienne, la soixantaine. Elle devait se rendre à Moscou par Aeroflot, mais les Russes l’ont refoulée. J’ignore par quelle gymnastique diplomatique elle se retrouve à Roissy, au poste du Terminal 1. Elle est très agitée, s’en prend aux Russes et implore la Police aux frontières de France de la relâcher. « Je ne suis pas une criminelle. Les Russes ont pris tout mon argent ! », répète-t-elle dans un parfait anglais. Entre deux interrogatoires, elle jette un œil angoissé à l’écran où défilent les prochains vols vers l’Europe de l’est et s’écrie encore « Ils m’ont tout pris et c’est moi qu’on enferme ! ». On l’inscrit sur un vol qui part le lendemain vers l’Arménie mais, sans visa pour la France, elle doit passer la nuit en zone d’attente, un bâtiment austère qui s’élève dans l’enceinte de Roissy à l’écart des terminaux. Je l’y revois dès le lendemain matin. Elle part « en règle » dans quelques heures. Je lui souris et, en signe de connivence, lui murmure : « Vous allez enfin sortir de là ! » Me rendant à peine le sourire, elle me demande préoccupée s’il n’est pas possible d’augmenter le volume. Sa main pointe avec impatience l’écran qu’elle et d’autres détenus fixent avec une attention solennelle : l’épisode d’une telenovela en plein suspens. 

E.S.

Fanny Bouyon

Forêt amazonienne de fanny Bouyon

 

Au supermarché,

les consommateurs regardent

l’écran silencieux au dessus de leurs têtes

en attendant leur tour à la caisse

pour s’échapper, le temps d’un rêve,

du brouhaha de la foule

et du cri des codes-barre.

C’est un reportage sur l’Amazonie,

poumon de la planète,

où les grenouilles d’un bleu étonnant

se marient au plumage du Ara et aux ailes du Morpho ;

inimaginable faune sur un tapis d’or vert,

volant aux quatre vents dans  la chaleur sauvage

au dessus des zigzags des branches de l’Amazone

qui forment entre les arbres de drôles d’arabesques,

messages de l’ailleurs dans les vapeurs d’eau.

Sept euros vingt.

L’homme à la grosse capuche sursaute ;

la voix aiguë de la caissière vient d’interrompre son voyage

il contemplait le téléviseur d’un regard fasciné.

Elle l’a ramené sans scrupules de l’hémisphère sud

à l’hémisphère nord de la réalité de cet instant,

elle l’a ramené à lui-même

écharpe trouée, barbe de trois jours

à ses pensées noires, à l’injustice du monde

à sa trentaine dépassée.

Devant la file de clients impatients,

loin de la forêt tropicale,

il cherche ses quelques pièces

de ses longues mains tremblantes.

Au revoir, il murmure dans la jungle sonore

avant de disparaître avec ses courses

dans les courants d’air du soir.

F.B.

 

Mathilde Simonia

Écran total

 

La nuit est tombée, les derniers patients lisent, devisent, rient parfois. Sur l’immense écran qui mange le mur, déferlent des visages radieux, aux chevelures voluptueuses, vagues moussues et virevoltantes, dorées, rousses, auburn, ébène. L’île lointaine dévoile ses charmes à profusion. Et ce soleil…on ne le voit pas, mais il  imprègne le moindre pixel de la scène.

« Le bonheur, si je veux… » conclut cette invitation au voyage. Bien sûr qu’ils le voudraient, elle surtout, frêle, minuscule, engoncée dans son manteau. On dirait qu’elle grelotte face au soleil incandescent, absorbée, presque absente et, soudain, l’esquisse d’un sourire. La magie de l’imagination opère, elle s’insinue dans l’écran, s’y fraie un chemin. Elle avance à son tour vers l’avion, encore quelques marches…

La voix de l’infirmière  met fin à son escapade.

C’est l’heure d’entrer dans la cabine, tombe la perruque, chute l’artifice, s’évanouit le rêve. Apparaît sur son crâne lisse la trace indélébile d’une longue cicatrice… Elle entre dans la vaste salle, froide, pleine de machines hostiles. Le rituel est chronométré. Dans sa tête, défilent des terres lointaines tandis que l’immense soleil radioactif entre en rotation autour de son corps et darde sur elle ses rayons invisibles.

M.S.

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