Vos textes à partir de l’Affaire Arnolfini de J.P. Postel (1/2)

Il y a 15 jours, Solange de Fréminville vous a proposé d’écrire à partir de l’Affaire Arnolfini. Nous avons sélectionné 8 textes parmi tous les textes reçus, que nous publions en 2 posts. Bonne lecture!

 

Valérie Tröndle

Suzie La Rouge

 

Nous venions d’coincer un p’tit caïd d’la drogue à Londres. Suzie La Rouge, c’était l’appât. Pas un qui lui résistait. Une vraie rousse, tout en jambes. Gueule d’ange. Tempérament d’volcan.

L’boss, y voulait aller s’pieuter. Suzie la Rouge voulait une bibine puis un café. J’ai fait boucler tout l’quartier. Faut dire que l’boss, il avait l’béguin pour elle. On l’comprenait. Il l’a amenée dans un café Phillies. Un truc tout en vitrine, une peinture jaune, dégueulasse, électrique. Un comptoir en bois, mastoc, en forme de triangle, et l’serveur au milieu, habillé en mat ’lot, qu’avait des yeux qu’pour elle. On aurait dit une nuit d’pleine lune.

Me suis assis un peu à l’écart, sur mon tabouret rond, sans les perdre de vue, ni la rue. Ont jacté toute la nuit. L’boss, lui a dit qu’elle devait s’ranger, qu’il allait la marier. L’a pas ri Suzie La Rouge. Lui a juste dit, avec sa voix d’chatte qui fume trop et qu’est allée à l’école :

— Ce matin, si tu veux te reposer dans mes bras, je suis libre, trésor.

Puis, elle nous a regardés tous les deux, l’un après l’autre et elle a ajouté :

— Pourquoi gardez-vous toujours vos chapeaux ?

— C’est psycho, lui a répondu l’boss. Toujours couvert

Moi, j’ai ajouté :

— Et pour rester beau devant une dame.

Après, j’aurais donné ma vie pour être à la place du boss. C’est mon plus beau souvenir d’Suzie La Rouge.

V.T.

 

Élise Vandel

Sur le placard haut de l’écriteau, huit lettres se détachent sur fond sombre : Phillies. D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, ce mot résonne d’abandon et d’enrobage, de coton et de nuages. Physalis, philtre d’amour, philo… une déclaration d’amour dans un éclair de lucidité en pleine nuit. Des sons et des images qui résonnent au lointain, comme le chapeau-cloche d’une autre des héroïnes de Hopper, pull vert mousse et visage baissé. Elle se tient là, échappée des années folles. Qui est-elle donc ? Manque-t-elle à l’appel ? Tel un sfumato, née dans cet autre tableau accroché à ma mémoire et dont j’ai mangé le titre, elle est une figure qui m’indique l’univers froid, proche, intime, lacunaire du peintre emblématique de l’Amérique. Du maître de la peinture à clés. Dont les tableaux, trait par trait, fil par fil, tache d’huile par tache d’huile, dessinent un roman en images, en images qui appellent des mots, des dialogues, silencieux parfois, des idées.

Dans l’arène de ce pub à minuit, les clients ont des airs d’oiseaux de nuit, visages éclairés par la lune des néons en contre-bas de fenêtres aux volets mi-clos. Rien ne sourd de ces persiennes aveugles. Un décor gris de plomb pour tout horizon, qui en rêverait ?

Seuls Sailor et Lula laissent entrer le jour sous la grande ourse phosphatée ; lui, l’uniforme de U.S. navy boy rivé à ses épaules ; elle, en robe cocktail couleur corail, carénée, corsetée, taillée en V. Quelques pas de côté, la scène bleutée d’un théâtre apparaît.

E.V.

 

Déneb

La robe

Philadelphie, 1942. Chez Joe Nitts. Il est quatre heures du matin et la guerre est ailleurs. Octobre a vidé les rues et épuisé les trottoirs. Vidé les vitrines, vidé la nuit, vidé les illusions de Jack. Dans une poignée de minutes, il partira pour rallier la base. Opération Torch direction l’Afrique du Nord. Réchauffée par le Scotch que Joe planque sous son comptoir, Jane se déverse : sa grand-mère française, Madeleine, qui a voulu rester et dont elle n’a pas de nouvelles, tu vas sauver Maddy, Love, n’est-ce pas, tu vas la trouver. Jack ne répond pas. Ce n’était pas une question. Et pourquoi lui rappeler que Casa, c’est pas Paris ? Ils sont prisonniers de la lumière crue, coupés de l’Amérique assoupie. Une lumière qui ne dit rien, plus froide que la nuit elle-même. Jane ne capitule pas. Elle est tournée vers Joe et divague. On entend qu’elle. Putain ! Pourquoi Joe a coupé la musique ? L’autre homme observe Jack à la dérobée. Même complet, même chapeau. Prendre sa place, nuit après nuit se figer chez Jo. Face au vide. Incognito. Jack pense à celui qui vient de se retirer sans finir son verre, à ce qu’il en reste. Fond de bouteille, miettes, trognon de pomme … que des choses à jeter. Jane porte la robe que Jack lui a offerte cet été, d’un rouge blêmi par le jaune pisseux des murs, mais rouge quand même. Tout à l’heure, elle rejoindra les femmes derrière le store. Celles qui espèrent. Jack a fini de rouler sa cigarette. Il va se lever. Il est prêt.

D.

 

François Cézembre

Lignes de vie

Au fil des années, son petit café était devenu le repaire des noctambules.

Pendant que ses mains étaient occupées à laver et essuyer les verres, il aimait regarder celles de ses clients. Souvent, elles lui apprenaient bien davantage sur eux que leurs paroles, leurs regards ou leurs habits.

Ce soir, ils sont trois.

Il y a d’abord celui-là, près de l’entrée, qui tient son verre, en tremblant. Il l’a vidé d’une traite, sans même prendre la peine de respirer. Et, toute honte bue, continue de s’y accrocher, comme à une vie dont on n’attend plus rien, mais que l’on ne peut se résoudre à quitter.

Et puis cet autre, qui s’est installé juste en face de lui mais dont il n’arrive pas à accrocher le regard. Il ne l’a même pas regardé pour commander son café. Les yeux dans le vide, il  laisse ses cigarettes se consumer, sans en porter une seule à sa bouche.

Enfin, cette femme, dont il n’a sans doute pas remarqué le rouge de la robe et du maquillage, qui tient un billet entre le pouce et l’index. Il n’a jamais appris à lire dans les lignes de la main, mais il a compris que c’est sa vie tout entière qu’elle tient entre ses doigts. Une vie qu’à cet instant elle aime imaginer aussi précieuse et légère que ce billet. Avec la conviction que, même dans un océan d’obscurité, on peut trouver un ilot de lumière.

Demain, il aura tout lavé et essuyé. La nuit aura tout balayé. Il ne restera rien, aucune trace du passage de ces trois naufragés dans son café. Juste trois empreintes, dans sa mémoire à lui.

F.C.

Illustration de couverture: photographie Joël Meyerovitz

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