Vos textes à partir du roman de Joana de Fréville: « Le pas du lynx »

Il y a 15 jours, Sylvie Neron-Bancel vous proposait d’écrire à partir du premier roman de Joana de Fréville, Le pas du lynx (Les Allusifs, 2015). Nous vous remercions de la qualité des textes reçus, et  de votre belle participation.
Découvrez les 12 textes que nous avons sélectionné où souffle l’esprit du tango !

 

Arsène Achar

Des centaines d’incendiaires secondes

Implose l’écusson de nos noirs amis, aux heures sirupeuses des amants éconduits. Le jour n’est qu’un vautour fougueux, il se repait de nos solitudes bohémiennes. Silencieux singes mouvementés, agonisent les nuits d’un pas décidé. Tension tendue, fracassée ; voilà ta complice aux aguets. Girouettes enivrantes, se contusionnent nos élans. Parfums à l’oreille de menthe, ta fuite fugace gicle sans laisser de traces. Amour qui se fredonne, nos corps se donnent. Le choc des heures se concasse. Claudiquent nos orgasmes, rompus aux plaisirs sans sarcasme ; ivres et pénitentiaires, détenus. Nuages, enfants qui ombrent sans ambages un ciel de naufrage, cent peines de tambours résonnent. Ailes, gâchez tout ce que nous sommes ! Fringuant refrain, tu camoufles ton insouciante complice, la fuite du temps nous nargue en ellipse. Alors mes doigts s’éliment, oh supplices ! Terre de conquistador, mi amor, odieuse mélodie, toi qui soumets les os, inonde les secondes ; se danse ta démente torpeur, et le Vésuve source de splendeurs. Mourrez paradis ! Je vous hais et vous trahis, vivifiants et obscènes, j’ai soif d’être sur scène. Prologue, la misère s’annonce en ce monde, elle s’immisce en notes périlleuses et profondes. Adieu ; nos corps s’effondrent ! Demain n’est qu’une demeure immonde.

A.A.

 

Régine Zeidan

Vertigo

Feuilles froissées, mortes… Cailloux piétinés… Des boyaux noirs et froids, du ventre de la terre, monte un son. M’approcher, accoster les notes, la musique et, tout au bord de la cadence laisser mon sang s’abreuver de chaleur, frissonner, louvoyer, onduler.

Soudain, la mer. Une éclaircie, le soleil, fort. Il fait tiède, chocolat chaud. Ma peau, enfin, respire. Je ris, m’élargis.

Je la vois. Femme, juste au-dessus de la chanson.

Ses bras se soulèvent, les bracelets pétillent, les talons claquent. Elle tourne, tourne et sa robe soupire. Le vent. Des nuages, un ciel bleu et la mer monte. Bruit du sable. Mouillé. Virevoltent son corps, son parfum. Elle tourne, s’envole.

Tourbillons dans mon cœur. Je ferme les yeux, je chavire.

Légèreté.

Poésie.

M’étendre et ne jamais me relever, et rêver encore, et succomber à la voix aux accents amers et rauques d’un chocolat rare.

Tapage à l’intérieur, kyrielle de couleurs, chaudes… vermillon, orange, rose, jaune.

La robe tourbillonne, elle gonfle et du tissu s’éparpillent les fleurs. Elles montent au ciel, papillons cherchant l’or du soleil pour poudrer leurs ailes.

Plage. Déserte. Arabesques des pieds dansant. Vagues. Leur murmure, lointain, puis pointé, bleu, transparent.

Les cheveux de la femme, détachés, brusquement. Et leur masse brune s’évade.

Robe et parfum tournoient, tournoient, tournoient…

R.Z.

Anne Barbier et Mickaël Bardonnet

 

Nous voilà sur la scène comme chaque mardi depuis dix ans. Dans une faible lumière, nous tenant immobiles, côte à côte, attendant la musique.

L’accordéon s’étire lentement, et nous pivotons, face à face, puis l’un contre l’autre. Aussitôt je déploie ma jambe pour l’enrouler autour de la sienne, lentement. Puis dans un geste vif, mille fois répété et me procurant à chaque fois la même intensité, il me fait basculer, la main posée au creux de mes reins, l’autre sur mon ventre, m’effleurant, et accompagnant ma chute. Nous nous éloignons une fraction de seconde puis son bras se tend, me ramenant à lui, visage contre visage, dans une caresse infime, un abandon sur un air d’accordéon suspendu.

Les notes reprennent, déferlantes, nous tournoyons, lançons nos jambes tendues comme des compas pour enserrer celles de l’autre, sa main tenant fermement la mienne, mon corps basculant, se redressant, porté, tournant entre ses mains, esquissant des entrechats, basculant à nouveau, nos corps soudain se déhanchent le long d’une ligne invisible, puis tournent plus lentement, et se rapprochent toujours dans une tendre étreinte, un baiser imperceptible, la main de l’un effleurant le corps de l’autre. Nos corps emboités, hanches, jambes, bustes verticaux. Corps à corps intenses, il me porte, je m’enroule à lui, deviens liane, lui , solide, me rattrape, me sublime, me ramène à lui.

Il me regarde et me sourit, ignorant que c’était notre dernière danse. Une larme coule sur ma joue.

A.B. / M.B.

Julie Briand

Je ne dors plus, le silence et l’obscurité imparfaits m’ont réveillé. Je me lève. La porte du salon est entrouverte. Ma mère est debout au milieu, lumière tamisée, dans sa nuisette noire, pieds nus. Elle a attaché ses cheveux. Elle attend.

Aux premières notes de piano, son dos se dresse, elle tend les bras vers un point fixe, tourne autour sans le quitter des yeux. Elle s’avance puis s’écarte, lentement. Le vide qu’elle scrute prend forme par la tension de son regard. Elle s’approche davantage, son corps se relâche, ses jambes puis ses bras l’enlacent, ses mains le caressent, elle ondule sous des effleurements. Elle l’entoure de tout son être, il n’y a plus d’espace libre entre eux, elle est en lui, il est en elle.

Un accord claque dans l’air. Elle se relève d’un bond, s’arrache aux étreintes. Elle court à travers la pièce, elle tourne sur elle-même, la musique accélère, ses pieds s’affolent, je ne distingue plus qu’une fuite en noir et blanc.

Rupture sonore. La course s’arrête. Elle revient vers ce point qui l’attire et l’effraie, à moins que ce ne soit lui qui l’ait attrapée. Je vois une femme et un homme tour à tour en lutte et en union. Elle le griffe, l’agrippe, le cajole, ses yeux se perdent, le contrôle lui échappe. Les corps se confondent, les membres s’emmêlent. Elle est seule, ils sont deux.

Sur la note finale, elle tombe par terre. Elle respire fort, en sueur et en larmes. L’ombre est partie, la nuit retrouve sa solitude.

J.B.

 

Cécile Quinou

Elle a planté droit son chevalet, enfoncé ses pieds dans le sable mouillé. Dressé contre les embruns il s’érige. Elle a fixé la toile comme on hisse la grand-voile et se tourne vers le large où l’océan libère lentement l’estran en y déposant ses offrandes. Amorçant sa descente, comme à regret, il refoule une écume invaincue. Elle s’est assise sur un tronc flotté. Attentive, s’imprègne du mouvement à saisir qu’elle figera sur la toile le moment venu. Elle ne veut rien encore ; se laisse doucement embarquer par le va et vient des flots. Happée par cette danse rythmant son pas en gerbes fracassées, elle se sent flotter dans son humanité. Sous ses yeux, des courants contraires se heurtent en grimpant à l’assaut l’un de l’autre en une vague époustouflante semée d’éclaboussures. Tant de puissance et de bouillonnement anéantissent son désir à vouloir fixer l’instant. Pourtant, elle se ressaisit avant que de succomber à l’inépuisable incantation. Commence à nourrir son geste intérieur dans l’attente d’un signe. L’océan qui ronge le sable se dissout à ses pieds en vaguelettes émaillées de brisures infimes. Le jour décline. Les lumières changent. Le vent s’invite à la danse et pousse les nuages à une lente déchirure. Muette sous la frange bleutée qui vient de s’ouvrir, elle sourit comme en réponse à un présage. Elle se lève et saisit sa palette, opère des mélanges rapides. A l’aide d’un couteau, les dépose sur la toile dans l’illusion fébrile de voler un morceau du ciel à ses dieux.

C.Q.

 

 

Dorothée Chaoui

La grâce et le matador

 

Corps à corps de chair

joue contre joue, jambes en l’air

 

Il la porte de son bras de fer

elle tournoie dans les airs

il tourne, elle virevolte

parfum de révolte

 

En costume de matador

ses habits près du corps

cambrure en talons hauts

chaleur du brasero

 

Grâce et fermeté

avancer, vite reculer

manège des cheveux

les jambes se prennent au jeu

 

Les souffles se murmurent

dans les airs une cambrure

étreinte en mouvement

muscles en tourment

 

Une étreinte, un regard

presque une bagarre

joues et bouches collées

presque un baiser

 

Au contact des peaux nues

je t’aime moi non plus

tournis des amants

l’abandon est confiant

 

Elle le tient

il la retient

se donner

pour mieux être effleurée

 

Qui dirige la danse,

l’homme ou la cadence ?

D.C.

 

Claire Martine Le Guellaff

«Vulevo al sur…»

 

Crécelle trille…

Tango à deux,

Jambes adoubées.

 

Double en diables,

Je te hais… En valses tanguées.

 

Corps et cordes déchaînés,

Manolo,

À ton âme,

Vrillée !

 

De cordelles en barbelés,

Des accords…

D’Eon,

Prince et princesse tressés

Tapent et toquent.

 

Pressées, empressées,

De chaloupes en loupés,

Des jambes aux talons de pique…

Strient les cœurs.

 

Avancées en tours,

Détours !

S’envole l’air échauffé

Par deux corps brûlés ;

De lacets en lancers, jetés !

 

Je t’ai à contre-corps…

Déséquilibrée par trois notes répétées.

Siempre la mort,

À corazon, soy !

 

Balancés, hanche contre hanche,

Pieds enlacés

Emmêlent les « Siempre », les « Quiero ».

 

Fils croisés, sur pierres ou pavés,

D’accotements en «à côté»,

Lascifs, las…

 

Là !

C-M. L.

Laure Ngmih

Caballero, gemme de lune, tu caracoles, tu caramboles, insolemment tu vas de Caracas à Buenos Aires,  tandis que je t’entends, tandis que je t’attends.

Tanguer au bout des doigts, tanguer au bout de moi. Le temps crisse, le temps grince, le temps cahote. Il claque et clac ! Et cloque mon cœur à la butée de ton absence.

Je t’entends, je t’attends.

Je respire, je souffle, je soupire, je vrille, je volte, je virevolte. Clac et clac ! Claque et claudique ton image, Caballero, pêcheur de lune.

La vague Caballero, l’entends-tu déferler, ricochant sur l’océan, bringuebalante, caressante. De peau à peau elle affleure ou elle saisit les somnolentes.

L’entends-tu toi aussi ?

Ils vont, ils viennent Caballero. Sur la dalle du monde, ça cadence, ça cadence. Poussières de lune et pas de danse, ça balance et moi je tangue.

Mon cœur est blanc.

Je t’entends. Je t’attends.

Caballero, tu approches. Tu avances. Tu reviens. Je l’entends. Je t’entends. Je tangue au bout de toi, je tangue au son de toi. Je t’épelle. Je t’appelle… Amour, Amour. Je te vois. Je t’attends.

Caballero mon doux pêcheur, approche-toi, rapproche-toi, viens en silence.

Reviens.

Écoute-les chanter « Tu es comme la nuit, silencieuse et constellée. Ton silence est d’étoile, si lointain et si simple ».

Caballero, Caballero, Caballero… Ladron de mi piel, mi corazon, mi corossol, combien de nuits encore, combien de nuits ton corps. Et cogne mon cœur.

Éclate mon rire sous les arcanes de ton sommeil.

L.N.

 

Christophe

L’endroit est surpeuplé de corps moites sous des vapeurs tourbées. Lui, tente d’entrer, forcé de jouer des coudes pour gagner le comptoir où se désaltérer.

Elle, rassasiée veut sortir, profiter du mouvement pour fuir le lieu qui l’oppresse.

L’un vers l’autre ils progressent.

Puis tels deux tunneliers, leurs chemins déblayés d’un dernier mur humain ils s’aperçoivent enfin.

Lui bras ballants. Elle également.

Les regards révèlent des intentions fortuites. Elle, en apesanteur désire. Lui, fait le dernier pas. Elle, contre la poitrine de l’homme n’ose pas. Lui, moins timide effleure alors ses doigts.

Elle, va sombrer c’est sûr. D’une main gauche assez ferme, il maintient par les reins le corps maintenant tremblant qui tout d’abord vacille puis s’abandonne enfin. Elle, adepte du double pas, se penche en arrière et d’une jambe tendue signe l’air puis l’arrime à la hanche de son partenaire. L’échancrure de sa robe dévoile la peau moite de sa cuisse brunâtre. Lui, contient son émoi, il veut mener la danse. Ils esquissent un tango qui les mettra en transe. Dans un élan sensuel d’une ronde à quatre temps, ils tournoient maintenant, sans arracher la foule à son indifférence.

Lorsque le ballet cesse, l’un a fait place à l’autre.

Elle, interdite et troublée, étouffe, il faut qu’elle sorte. Lui, observe la silhouette qui s’embrase vers la porte. Elle, se dérobe sans un mot, mais n’en rêve pas moins. Lui, espère un instant qu’elle ne file pas trop loin.

L’occasion était belle. Se retournera-t-elle ?

C.

 

Véronique Hallo

Vuelvo al

 

La tension dans le corps. Une énergie intérieure contenue qui cherche par où s’échapper.

La danse. Seule d’abord, me laisser bercer par le tempo, la pulsation de la musique s’accordant à celle de mon rythme cardiaque.

Puis la rencontre d’un partenaire. Imaginaire évidemment. Pourtant présent là. Tout contre moi maintenant.

D’abord nos corps font connaissance, il ne s’agit nullement de timidité mais bien de retenue.

Cette tension il ne faut pas qu’elle se calme.

On la sublime en érotisme. Peu à peu les points de contacts s’additionnent. Nos bras se frôlent. Nos mains se touchent. Nos doigts s’entrecroisent à la recherche d’une caresse mutuelle douce et profonde à la fois.

Nos visages qui se sondaient s’aimantent. Nos joues se soudent. Nos souffles veulent se combiner. Alors nos lèvres se cherchent.

Les bassins ne sont pas en reste, une musique s’insinue entre eux. On en déguste la moindre note. Les croches nous accrochent. Plus vite.

Le tempo est resté le même pourtant les pulsations atteignent leur paroxysme.

V.H.

 

 

Véronique Macabéo

 Vulvoal al

 

C’est une  rue en pente, qui descend vers la mer,

Dans une ville portuaire,  lointaine et colorée.

Il y a du linge aux fenêtres, des grappes d’enfants,

Des vieux assis devant chez eux,  dans le soleil couchant.

 

Le cœur de la ville bat ici en sourdine, puis  de plus en plus nettement.

C’est une rue en pente, que  la mer implore, appelle en chuchotant.

A deux, dix, cent, ils dévalent la pente, dans  le rouge du couchant.

Des pas qui se cherchent et  peu à peu s’accordent, un rythme qui s’ébauche,

cadencé, chaloupé.

Les visages sont de pierre, les corps, os et muscles,  se suivent, sans se toucher.

 

C’est une vague humaine dense qui enfle et ondule, et imprime sa progression.

Les enfants ouvrent la marche en gambadant,  et  les vieux la ferment,  claudiquant.

Dans l’air du soir, une douceur inattendue descend sur cette foule,

en atteignant la plage de sable blanc. C’est l’heure des regards…

Ce soir, on allumera de grands feux, on mangera, on rira, on dansera  là.

 

Puis demain, autant dire dans mille ans, on remontera la rue,

les lèvres salées et le  cœur las,  en portant sur l’épaule de tout petits enfants,

Apaisés, rassasiés.

 

Jusqu’au prochain embrasement.

V.M.

 

Odile Jarrier

Performances nocturnes

 

Un regard a suffi, ils se sont reconnus, longues silhouettes en noir, baskets, jeans, casquette, capuche rabattue et sac à dos. Ils sont descendus au terminus de la ligne et ont disparu dans la nuit. Marchant rapidement, sans parler, ils avancent dans le dédale de passages, ruelles et friches désertes, seuls quelques échos lointains de la ville. Franchissant discrètement les murs, découpant les clôtures trop hautes, ils examinent toutes les surfaces disponibles, vierges de toute intervention (ils respectent leurs codes) visibles depuis les voies, l’excitation monte.

Accord implicite, ils s’arrêtent, ils ont trouvé un grand mur de briques éclairé par un anémique lampadaire et le rituel commence.

Sans un mot, les sacs sont posés, les bombes sorties et chacun investit une moitié. Dernier coup d’œil pour s’assurer de ne pas être surveillés, ils ne peuvent rester trop longtemps. Ils étudient la façade, la caressent et commencent lentement pour tracer les grandes lignes, au fur et à mesure les gestes sont plus rapides, plus sûrs, concentrés, ils maîtrisent leurs projets, méthodiquement les contours se précisent. Ils sont tellement agiles, légers, exécutant une danse connue d’eux seuls. Chacun dans son univers, ensemble pour cette réalisation. Un aboiement les fait sursauter, ils arrêtent, s’immobilisent, prêts à détaler. Fausse alerte. Poussée d’adrénaline pour le remplissage, ils oublient tout le reste, l’odeur des peintures, le sifflement des sprays les rassurent, ils jonglent avec les couleurs, le rythme s’accélère pour tout couvrir. Quelques instants suspendus, ils soufflent, moment important pour les bordures, les filets contrastés.

Ils se jaugent sans commentaire, signent, chacun son style.

Bonheur partagé de transgression, défi, liberté.

O.J.