Vos textes à partir de « Un chemin de tables » de M. de Kérangal (2/2)

Il y a 15 jours, Stefan Richter vous a proposé d’écrire à partir de « Un chemin de tables », de Maylis de Kérangal. Vous avons sélectionné 10 textes en réponse à cette proposition cette semaine. Merci à tous de votre belle participation !

Elisabeth Leman

Un soir, à la fin de la leçon particulière, Monsieur L. plaque sa moustache broussailleuse sur la bouche d’Estelle. L’effet de surprise, un brusque mouvement de recul la précipitent à terre, le tabouret renversé, au pied du piano. Le chat, surgi de somnolence comme un diable, rebondit sur son coussin, s’effare, s’ancre toutes griffes sorties, souffle, crache et file hérissé fâché sous le meuble à partitions. Sur le parquet, Estelle s’enroule lentement sur elle-même, se rétracte, enfouit sa tête entre ses bras. – Dans cette position enseignée aux classes de primaire de l’école d’Oloron Sainte-Marie, Pyrénées-Atlantiques, où il arrive aux prés de tanguer sous le pied des vaches-.

Dans le salon de musique, seul le corps d’Estelle recroquevillé tremble tout entier. Monsieur L. se lève de sa chaise et se penche vers elle pour l’aider à se remettre debout. Mais à peine perçoit-elle l’approche de la main du professeur qu’elle se met à hurler. Monsieur L. articule des mots que les cris d’Estelle engloutissent dans leurs décibels. Monsieur L. baisse la tête et quitte la pièce. Estelle se tait, dégage sa tête de ses bras, se met à genoux, se redresse en titubant. Elle reste un instant immobile, indécise, les bras ballants, ses mains, ses doigts désaccordés de l’allegretto que n’a cessé de battre le métronome au-dessus du clavier. Elle dira, tout à l’heure, le nez piqué dans la soupe du dîner, qu’elle n’aime plus la musique, qu’elle ne veut plus en jouer.

E.L.

Marguerite Vité

Ce soir-là, au beau milieu de la discussion, Eddy lâche « Elle est quand même bien gaulée ». Sa remarque frappe Emma comme un missile. Son corps se tend pour n’en rien laisser paraître mais elle vacille tandis que dans sa poitrine, le souffle de l’explosion lui écarte le cœur. Il a dit ça l’air de rien, à son sujet, devant tous leurs amis, comme si elle ne se tenait pas là, juste à côté. Fabien rit gras et remplit les verres, il évite son regard. Dans l’intervalle obscur entre deux éclairs de stroboscope, elle se recompose une façade. Puis elle s’enivre, elle entre dans la danse. Lentement la musique électrise son corps, elle ondule dans la place, maintient entre elle et Eddy une distance de sécurité. De temps en temps, elle jette des coups d’œil vers lui, elle l’attend. Et le rapprochement s’opère, en pleine lumière. Elle le frôle d’abord. Puis elle se frotte contre lui. Il lui parle à l’oreille, « Ferme les yeux ». Sa voix grave et sensuelle abat les dernières défenses. Elle ferme les yeux. Il colle sa paume contre son ventre, leurs doigts se cherchent et s’enlacent. Elle lui propose de sortir, elle veut poursuivre la danse ailleurs. Eddy la suit, il est aussi déterminé qu’elle. Dehors, Emma reste quelques minutes interdite dans la morsure de l’air puis se retourne et le dévisage. Il la serre dans ses bras et l’embrasse. Dans son bas-ventre, un courant la submerge et l’ouvre en deux. Elle sait qu’elle va dire oui. La digue a déjà cédé et curieusement elle n’a pas peur.

M.V.

Anne-Sylvie Delaunay

« …À.. Nathan Boissier ! »

Aussitôt les visages souriants se tournent vers lui, des applaudissements retentissent de toutes parts. Son voisin de gauche le saisit, passe son bras par-dessus ses épaules, le serre avec un enthousiasme presque brutal. Il rit, il s’exclame. A sa droite, sous le coup de l’émotion, sa jeune partenaire lui attrape le visage et plante un baiser fougueux sur sa joue. Le bruit n’en finit pas, il gronde dans la salle, il assomme même.

Le sang a quitté ses joues et ses lèvres, des larmes se pressent derrière ses paupières. Et la caméra braquée sur son visage en fixe les moindres détails. Sur sa droite, on lui ménage un passage. Il se lève, lentement, on dirait qu’il est faible, ses jambes se dérobent, il s’appuie sur le dossier du siège juste devant, ses mains y paraissent blanches et froides, et sa partenaire le soutient juste un instant. Alors il se reprend et, tout en gardant le regard braqué vers le sol, il s’engage vers la sortie de sa rangée. On lui ébouriffe les cheveux, on lui touche le bras, le dos, caresses et bourrades alternent. 

Il émerge du public, se redresse tout à fait, rajuste la veste qu’on lui a fait enfiler pour l’occasion, passe mécaniquement la main sur le tissu, expire énergiquement. Pris d’un élan nouveau, il gravit les marches en quelques enjambées et monte sur scène. Son pas est plus assuré, mais ses mains tremblent encore au moment de recevoir ce trophée qui le sacre espoir du cinéma.

A.S.D.

Amélie Duhamel

L’affranchissement

De cette scène de ménage, ne subsiste rien d’autre dans la tête d’Anne qu’une image hypnotique, celle du cou de son mari, vu de dos, surmonté d’une horrible casquette de base-ball. On dirait le cou d’un flic du NYPD ; grossier, dominateur.

Dans ce cou courtaud, épais, massif, Anne lit la bêtise, l’absence d’humour, l’absence de doute ; dans ce cou bouffi de colère, enflé comme le jabot d’un dindon, elle lit la suffisance, l’arrogance ; dans ce cou puissant comme celui d’un taureau, elle lit la virilité indignée qui tente d’imposer sa loi.

Cette image en zoom l’hypnotise. Elle se tient debout derrière son mari, ne peut détacher ses yeux de ce cou qui lui évoque tout ce qu’elle déteste chez cet homme.

Elle ne réagit pas à sa colère accusatrice. Elle est là et… ailleurs. Car cette vision a soudain emporté sa décision : elle ne vivra pas une minute de plus avec lui.

Le crachin breton la mouille, l’enveloppe comme une bulle. Ses mains humides, froides, tâtonnent pour fermer son ciré. Des gouttes coulent sur son visage. Elle les attrape avec sa langue ; elles ont un goût de terre et d’iode, un goût d’affranchissement. Devant elle, ce cou obtus bouche l’horizon. Mais tout autour de sa bulle de crachin, elle lit le vaste monde qui l’appelle à en sortir, à courir sur cette terre, à couper les liens qui la contraignent. Plus d’attache. Elle va courir à droite, à gauche, derrière, soulever les obstacles, balayer les reproches. Elle va regarder le monde sous l’angle de la liberté.

A.D.

Christiane Leydet

Envol

Et d’un seul coup ça craque, et l’horizon devient vertical. Simon bascule violemment – à peine a-t-il le temps de s’agripper à la courroie qui résiste, sa raclette s’envole. Par réflexe, il serre – il serre des deux mains, ne sait pas ce qu’il serre si fort, ce à quoi il tient tout à coup – mais il serre et, à la force des épaules, lentement – à peu près, il se rétablit. Cox quelques mètres plus bas n’a rien vu ; les bras déployés face à la vitre immense, il fait de grands allers retours solitaires, passe d’un pied à l’autre, mais ne lève jamais la tête. Simon ne crie pas. Sa vie suspendue à un fil effiloché, il voit tout, il comprend tout et – à condition – oui, à condition qu’il reste calme – il ne tombera pas. La bouche posée contre le harnais – ce goût de ficelle tout à coup, sans lutter, il se laisse bousculer par le vent, et regarde – l’esplanade en bois ressemble à un chemin dans la forêt – se souvient, qu’enfant, il aimait regarder les aigles surgir un à un des nuages, tombés on ne savait d’où – alors, d’un geste lourd – en les attendant, d’une main il se lâche, et attrape la lanière qui retient le boîtier et, centimètre après centimètre – le temps est éternité et solitude – il le remonte. Quand il sent la coque dure, il crispe son pouce sur le bouton et la mécanique s’ébranle, et la descente s’amorce, et Simon de nouveau ferme les yeux et sa bouche sur le harnais qui vibre un peu et les aigles finissaient toujours par revenir et le pied de Simon touche la nacelle.

C.L.