Vos textes à partir de « Ordesa » de Manuel Vilas (2/3)

Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de l’ouvrage de Manuel Vilas intitulé Ordesa (Éditions du Sous-Sol, 2019). Voici les 15 textes sélectionnés ! Nous vous remercions de votre belle participation !

 

Maly Lagarde-Larrieu

Ombre claire

Phany Rose Honnoraty, Calixte Bonaventure Homar y Simonet. Il y a des noms qui ne s’inventent pas…

Mais pourquoi ai-je ouvert cette boîte ? Visages inconnus, ou que j’ai connus âgés et qui sous mes yeux rayonnent de fraîcheur sur leurs clichés jaunis : mes ancêtres.

Cependant… Dans une série de portraits de mes arrières grands tantes, cols de dentelle serrés et petites coiffes provençales, une seule pose les épaules nues, la main soutenant son menton rêveur, le regard noir et ardent. Zise.

Zise était la plus jeune des sœurs de ma grand-mère. Ma mère l’évoquait parfois lorsque j’étais en train de cuisiner. « Tu me fais penser à Zise qui disait à mon père en retroussant ses manches et en ajustant son tablier, la mine gourmande : ‘ Alors, mon petit beau-frère, je fais quoi pour nous régaler ce soir ? ’ ». Son ombre ainsi traversait la cuisine alors que je farinais, hachais, tranchais. Je trouvais agréable cette présence transparente qui superposait ses mains aux miennes sous le regard amusé de ma mère.

Mais Zise était aussi une aventurière. Un jour de l’été 1934, elle quitte Nice pour l’Algérie. Je l’imagine la taille prise dans une de ces robes qui dégageaient les chevilles, debout face à ses rêves, les yeux rivés sur la mer. Le paquebot la conduisait à Oran.

Il y a, mêlée aux photos, cette lettre où elle demande à sa sœur -ma grand-mère- de venir la rejoindre dans son éden. Et puis, plus rien. Pour Zise pas d’adieux, pas de tombe.

Juste un effacement. Un mystère.

 

Béatrice Grandchamp 

Celui qui manquait

Ridicule, moche, lourdingue, limite mauvais goût. Enfants nous n’avions de cesse de nous esclaffer à l’énoncé du second prénom de notre père. Gustave, quelle idée d’affubler ses enfants d’un tel fardeau! Car cela n’avait pas suffi, notre oncle adoré était lui aussi un Gustave, un premier choix qui plus est! Le pauvre, d’ailleurs tout jeune il avait préféré se choisir un surnom, effaçant toute trace de ce mot barbare, et tout juste acceptait-il que sa femme tendrement l’appelât Gus.

Mais un jour une fête de famille, un arbre généalogique autour duquel chacun joyeusement se presse … au côté du nom de mon grand-père ce rectangle sec, un cartel solitaire, sans conjoint accolé, avec ce grand vide qui plonge en dessous : Gustave, 1875-1895. Sidération, aussitôt les questions, qui, comment, pourquoi? Remontent alors des mots inouïs dans cette famille rangée – aventurier, alcool, bagarres, passion – chargés de terribles mystères – Madagascar, malade, blessé, jeté par dessus-bord. Des mots embarrassants qui font honte, qui font peur, qui font mal, d’une douleur aussi profonde, aussi muette que la mer qui engloutit ce jeune homme brisé. La belle assurance de mon grand-père, paterfamilias austère, travailleur, responsable, abrite un clandestin, enfant inconsolable, frère épouvanté rongé d’absence qui voudrait aurait voulu qui s’en veut, mais de quoi? En guise de tombe ce prénom à ses fils, qui muets portent son désespoir, le chaos de Gustave.

Monique Garguilo

Jean Joseph

Ils étaient venus nombreux. Espagne, Baléares, sud de l’Italie. Avec la même peur au ventre et le même espoir. Lui Jean-Joseph, je l’imagine jeune homme farouche au regard noir, la main crispée sur le gouvernail de sa barque. Est-il seul à quitter l’île d’Ischia ce jour-là ? Seul à tenter d’apercevoir à travers la brume la côte africaine ? Je sais seulement qu’il a fixé à la proue du bateau un christ en plâtre pour lui porter chance, ce crucifix trônant au-dessus du lit de mes grands-parents et qui m’intriguait enfant, unique témoin d’un exil dont on ne me disait rien.

Jean-Joseph est un marin expérimenté. Il est déjà venu jeter ses filets au large de l’Algérie, où le poisson abonde. Il a mûri sa décision. Dans ce pays on peut s’enrichir et le travail ne lui fait pas peur. Je n’ai aucune information sur sa nouvelle vie. Juste des documents d’archives découverts au hasard des sites Internet qui m’aident à imaginer. Je sais qu’il s’est installé dans le quartier de la Marine, au bord de l’eau. Partir en mer, pêcher, vendre sa pêche, mettre les sous de côté et recommencer. Certains soirs on fait la fête avec les voisins, on chante, on tape dans ses mains. On ne parle plus du pays perdu. Jean-Joseph va de l’avant. Il ne voit pas la chambre misérable enfumée par le réchaud à bois. Il apprend la langue nouvelle, celle qui ouvre les portes. Son vœu, entrer dans la marine marchande comme le prouve le certificat que possèdent ses petits-enfants.

Les dates sur les actes d’état civil sont précieuses. Le mariage à 31 ans avec une Espagnole. Les naissances. Cinq enfants morts en bas âge. Puis la naissance de mon grand-père qui ne m’a rien raconté et que je n’ai pas su interroger tant qu’il était vivant.

Isabelle Huault

Un frère

Dans la pénombre de la cuisine, le grand-père mange son oignon cru et son bout de pain sec, sourd au tintouin des enfants.

Le grand-père ne parlait pas, ou si peu. Rien de l’indicible terré au creux de sa tanière et nommé en creux dans les registres d’archives. Tu, l’existence  de son jeune et unique frère, déterrée là sous des couches de papier jauni.

Ô Fernand, Aimé de ton second prénom, sans récit ni photos, comment t’extraire de ta gangue de plomb?

« Tué à l’ennemi »  aux premières heures de la sale guerre sous le feu du grand boucan avant le grand silence  « Mort pour la France ».

Où trouver à te redonner corps et âme ?

Ah ! Te voilà, petit frère de neuf ans, inscrit sous le nom du grand frère au recensement de mille neuf cent un de la Jametière, la ferme qui te voit courir à travers champs, enfant des foins et de la fourche, plus que des livres.

Et là, jeune homme, vingt et un an sur la fiche de matricule militaire. Le signalement détaille un visage plein, des yeux roux et une taille d’un mètre soixante quinze. Eh ! Rien de ressemblant à la description de ton frère sur sa fiche à lui, visage osseux, yeux verdâtres, un mètre soixante cinq.

Ah si, là pareils tous les deux, profession cultivateur, comme le père.

Je te vois au blé mûr venu, toi le gars costaud, charger les sacs de jute à Ho ! et Hisse ! quatre vingt kilos de grains roux sur le dos et une fois le labeur terminé, festoyer avec l’assemblée des voisins,  frères de sueur et de poussière.

L’image du souvenir de grand-père ?

Béatrice M.

La poupée

Je prononce son prénom.

Si longtemps étouffé, il a surgi.

Le regard de maman se fige. Son corps bondit hors de la cuisine.

Cinq lettres de trop…

Je quitte la table et me rends au salon.

Sur les murs en pierre, aucune photo d’elle.

Dans les albums jaunis par l’humidité vorace de la maison maternelle, pas l’ombre de son ombre.

Je monte dans ma chambre.

La moiteur des chaudes heures imprègne le papier peint à fleurs mauves qui m’attendent chaque été depuis dix ans.

J’ouvre le tiroir de mon bureau en pin, prends la clé du grenier, monte lentement les marches de l’escalier, m’arrête un instant sur le palier.

Devant moi l’immobile et immuable décor : la voiture rouge à pédales de mon frère, notre tableau en ardoise et mon coffre à jouets.

Sur l’étagère du fond, sa poupée me regarde.

On se reconnait.

Cheveux décoiffés et, par endroits, rasés ; joues tatouées de traits à l’encre rouge.

Je la prends, la retourne.

Pourquoi le temps, la poussière et l’oubli auraient-ils estompé sur son dos les entailles d’une lame en détresse ?

Mon ventre retrouve le goût du nœud qui a nourri, sous ce même toit, mes jeux de petite fille solitaire.

J’avance jusqu’à l’unique fenêtre donnant sur la partie arrière du jardin. Entre les branches feuillues d’un bosquet de noisetiers, je revois le ruisseau.

Celui que cette enfant à peine âgée de dix ans avait dû longtemps regarder en pleurant et en suppliant, il y a plus de soixante-dix ans.

Un, deux, trois coups de cloche. Le temps s’égrène, le temps se tait.

 

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