Interview de Claire Ubac: « Quand j’écris pour la jeunesse, je cultive mon enfant intérieur »

3683896745Dans le cadre du Salon du Livre de Montreuil, nous consacrons jusqu’à fin décembre une série d’articles autour du thème « ÉCRIRE POUR LA JEUNESSE ». Nous avons rencontré Claire Ubac, auteure jeunesse primée de nombreuses fois pour son travail, qui nous parle ici de sa pratique d’écriture.

L’Inventoire: Comment pourrait-on définir la littérature « jeunesse » ?

Claire Ubac: La littérature jeunesse c’est une écriture, une illustration de qualité qui parle à hauteur d’enfant, de cœur à cœur, dans la mesure où le créateur y parle depuis son enfant intérieur ; la littérature jeunesse s’adresse donc à un être jeune et à tous ceux, sans limite d’âge, qui savent se reconnecter à leur enfant intérieur.

L’Inventoire: D’après vous, quelles en sont les spécificités ?

Claire Ubac: Qui fréquente les enfants, qui se souvient de son enfance, qui élève des enfants ou enseigne à des enfants ou à des adolescents sait qu’à chaque âge correspond des passages, des nœuds, des étapes, des questionnements, parfois concernant les mêmes sujets (par exemple la relation à l’autre, ou la sexualité); qui s’expriment différemment selon ces étapes de l’enfance. Un enfant de trois ans peut être amoureux tout comme un adolescent de seize, mais on appelle ici du même nom des sensations et une expérience bien différentes en fonction de la maturité de corps et d’esprit.

Une fille ou un garçon de trois ans a peur du loup sous son lit, une fille ou un garçon de neuf ans a peur des cambrioleurs, une adolescente ou un adolescent de 16 ans a peur, elle ou lui aussi, peut-être des revenants ; ou de sa propre puissance, qu’elle ou lui doit maintenant assumer.

La spécificité de la littérature jeunesse, c’est de respecter ses lecteurs comme des êtres en construction, en s’intéressant aux différences que j’ai évoquées, en ayant à cœur d’évoquer les questions qui les touchent le plus selon ces étapes. Une autre spécificité, c’est de s’intéresser à leurs références, qui ne sont pas les mêmes que les nôtres à leur âge. Les émotions restent les mêmes, les références, non ; parfois les auteurs ou les illustrateurs, les meilleurs, s’égarent à ce sujet.

Une dernière spécificité, c’est qu’une histoire réussie pour les bébés ou les trois ans n’a pas de limite d’âge supérieure pour ses lecteurs, et pourra faire la jubilation de tous les âges. L’inverse n’est pas vrai.

41KSB91YYAL._SX307_BO1,204,203,200_Max et les Maximonstres m’a plu à 5 ans et me plaira jusqu’à 105 ans si j’atteins cet âge.

Je ne peux pas en dire autant de A la Recherche du Temps Perdu de Proust.

L’Inventoire: Pourriez-vous n’écrire que pour un public adulte ?

Si je pourrais n’écrire que pour les adultes ? La réponse est : oui, bien sûr, je l’ai déjà fait, et je le referai.

Dans un sens, c’est beaucoup plus confortable. Comme les lecteurs, ici, sont responsables d’eux-mêmes, je peux me laisser aller à plus de violence dans ma relation à eux à travers ce que je leur raconte. J’ai la liberté morale de ne pas les ménager sans avoir besoin de me demander si je n’abuse pas de mon pouvoir envers un plus faible que moi !

Mais surtout, je n’ai pas la difficulté d’exprimer une notion compliquée, de créer un paysage poétique, de faire un effet d’humour en quelques lignes et avec un vocabulaire qu’on n’a pas besoin de chercher dans le dictionnaire. En vérité, écrire pour les adultes est tellement facile que je le ferai quand le temps sera venu de me reposer.

Mises à part ces différences, les lecteurs adultes eux aussi traversent des étapes vitales où les sujets les intéressent différemment ; de jeunes parents, des quadragénaires, ceux qui entrent dans la vieillesse n’ont pas les mêmes préoccupations, ni les mêmes références de génération, exactement comme les enfants.

Comme leur vie a été plus longue, tous ces gens se sont construits avec des itinéraires complexes, ils ont une épaisseur de conscient et d’inconscient, et des goûts parfois heureusement surprenants.

En réalité il n’y a pas « un public adulte », il y a des lecteurs. Comme pour les jeunes lecteurs.

51117KVGZ3L._SX309_BO1,204,203,200_L’Inventoire : Qu’est-ce qui vous inspire une histoire ou un personnage ?

Claire Ubac: Chaque roman ou livre que j’ai écrit a une genèse propre.

Souvent une émotion connecte quelque chose de non résolu en moi, et l’écriture me permet de le creuser et de le dépasser. D’autre fois, je ne comprends rien à une question et l’écrire me permet de l’apprivoiser. Ou encore, j’ai envie de m’amuser, de me bercer, de m’inventer un monde où m’évader.

Bien souvent tout cela à la fois. Je vais vous donner trois exemples :

Le chemin de Sarasvati, un roman pour jeunes adolescents et plus, est parti d’un gros accès de colère que j’ai eu en visionnant le documentaire de cette audacieuse réalisatrice, Manon Loiseau, qui s’appelle La malédiction de naître fille. On y suit une association indienne qui va de village en village pour dissuader des mères de famille de ne pas tuer leurs fillettes à la naissance (Au passage : il manque plus de 160 millions de femmes en Asie avec le problème de la dot en Inde et la politique de l’enfant unique en Chine qui suscite comme en Inde la suppression des filles par avortement, entre autres pays).

J’ai commencé à écrire une page très dure pour me soulager de cette colère, sans me censurer, avec à l’esprit une héroïne qui aurait échappé à cette mort programmée pour cause de sexe féminin. Ensuite je me suis dit : « C’est peut-être un peu violent de balancer ça à des jeunes gens qui n’y sont pour rien, qui ignorent cette réalité déplorable, et qui vont recevoir ça en plein visage ». Je confie ici cette réflexion, car j’ai horreur d’une certaine littérature pour la jeunesse, à l’esprit moralisant, qui n’a de cesse de vouloir démontrer aux petits Européens riches et bien nourris comme ils ont de la chance… Alors que notre société ne leur en donne aucune, de chance, ou d’opportunité d’exercer leur responsabilité et de libérer leur énergie chaleureuse et constructive envers autrui, ou pour pallier des injustices auxquelles ils sont très sensibles.

cvt_Le-chemin-de-Sarasvati_7920Ce roman qui se passe en Inde m’a permis également d’apprivoiser l’Inde, qui me demeurait indéchiffrable après deux voyages de six semaines.

Pour Ne sois pas timide, un roman destiné aux adolescents, j’avais en tête une situation que beaucoup ont vécue : quand nous entendons des personnes qui parlent à notre sujet, alors qu’elles ignorent notre présence.

J’ai eu l’idée d’un incipit où le personnage principal serait un garçon en train de finir d’uriner dans les toilettes et que voici : « Oskar secoue la dernière goutte quand retentit la voix fraîche de Mélissa. » J’ai pouffé en me disant «  Non, tu ne vas pas mettre ça quand même ! » et ce défi m’a donné envie d’écrire la suite.

Le plus curieux c’est qu’aussi scabreux que soit ce début, aucun lecteur ni enseignant, et j’en ai rencontré beaucoup dans les classes de collège, ne m’en a jamais fait la remarque !

Ce roman m’a également été inspiré par la frustration de ne rien comprendre aux jeux vidéo auxquels se livraient mes deux fils. Écrire un roman où le personnage principal est un gars qui joue sur écran m’a donné l’opportunité d’en saisir quelque chose.

Pour Ouled Roumia ou comment se faire des amis, mon point de départ a été un ami algérien évoquant en quelques mots qu’il se faisait taper sur la tête par un enfant inconnu quand il habitait à Constantine. Cela m’a rappelé une situation d’impuissance que j’avais vécue enfant. Ma sœur se faisait battre par une « amie » très possessive de notre immeuble. J’ai mélangé les deux histoires et j’ai pu ainsi, à des années de distance, modifier à mon avantage une situation qui m’avait pourrie la vie et terminer l’histoire comme je le désirais. Magique ! Je l’ai placée dans un territoire d’Afrique du nord imaginaire où j’ai pu restituer avec plaisir les saveurs de mes années passées au Maroc.

L’Inventoire : Quelle est votre méthode d’écriture ? Quelles étapes suivez-vous ?

Claire Ubac: Il paraît qu’il y a des écrivains à plans et des écrivains à processus. Je me sens faire partie de la deuxième catégorie. J’ai une piste, j’écris, je file ma toile sans direction précise, je fabrique de la matière comme si je fabriquais du tissu. Ensuite, je regarde où ça va, je découpe, je structure. J’enlève un bon tiers, sinon plus, lors de cette dernière opération.

Parfois aussi, je suis obligée, parce qu’on me commande aussi des textes, de rendre un synopsis. Je deviens alors une écrivaine à plan, et je prévois en gros ce que je vais mettre avant de l’écrire. Je m’y exerce même si ce n’est pas ma pente. Lorsque j’écris, forcément ça bouge parce que l’écriture m’emmène ailleurs, elle a sa logique propre.

Parfois aussi, je suis obligée, parce qu’on me commande aussi des textes, de rendre un synopsis. Je suis alors obligée de devenir une écrivaine à plan, c’est-à-dire de prévoir davantage ce que je vais mettre avant de l’écrire. Je m’y exerce même si ce n’est pas ma pente. Lorsque j’écris, forcément ça bouge parce que l’écriture m’emmène ailleurs, elle a sa logique propre.

Ma difficulté spécifique d’écrivaine pour la jeunesse est également de relire mon texte en me demandant si je n’ai pas dérivé parfois sur des notions trop adultes ou inadéquates pour l’âge à qui j’entendais adresser le texte. Confère la réponse à la question un !

L’Inventoire : Dans quel cadre, quelles conditions préférez-vous écrire ?

J’écris dans ma baignoire, eau à 28 degrés avec un peu de mousse, uniquement les soirs de pleine lune des mois en R.

Non sérieux, ça me fait rire ( jaune ) quand on me pose ce genre de questions ; elle fait pour moi référence à la sacralisation française de la littérature où l’écrivain (le plus souvent masculin) s’exprime exclusivement à la plume d’oie, sous le regard tendre d’une muse accoudée sur son fauteuil, et bien évidemment œuvre pour la gloire, car il n’est jamais question de manger dans cette histoire. Cette sacralisation entretient soigneusement un système qui était déjà dénoncé par Zola, Hugo et George Sand (laquelle a créé la fonction d’agent littéraire que nos éditeurs refusent des quatre fers encore aujourd’hui !), mais qui hélas a la vie dure.

De mon côté, je suis une écrivaine moderne, rebelle à ce système qui considère l’art comme un passe-temps réservé à des élus. Je veux gagner mon pain avec mon art, alors j’écris là où je peux, quand je peux, ce qui n’est pas simple au regard de ce système, entretenu également par les médias, où les créateurs sont consignés à rester affamés dans leur tour d’ivoire.

A cette question, j’aimerais en substituer une autre « Dans quelles conditions vivez-vous grâce à votre art ? »

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Crédits photographiques: Gérald Bloncourt

Alors je pourrais répondre :

– Le jour où les auteurs seront morts de faim, on s’apercevra que leur matière première engraissait, outre les éditeurs, les diffuseurs, les distributeurs, les imprimeurs et l’état (TVA), les actionnaires qui font produire aux éditeurs cotés en bourse toujours plus de livres, dont une partie reste dans les cartons des offices que n’a pas le temps d’ouvrir le ou la libraire ; et une autre partie pilonnée avant d’avoir eu une vie de livre. Voilà une réalité moins romantique mais tout de même plus essentielle que les conditions d’écriture : « dans un café ou dans votre salon ? Avec un mac book pro ou encore à la main, comme c’est élégant ! »

Savez-vous par exemple qu’un auteur ou une auteure de roman pour adultes se voit proposer avant négociation 10% de droits d’auteur sur son livre alors qu’un auteur ou une auteure qui a écrit un roman destiné aux enfants ou aux jeunes adultes, aussi épais et de qualité littéraire équivalente à l’œuvre de son confrère, ne contenant aucune illustration n’obtient – chez Gallimard par exemple- que 5% ?

Pour quelle raison, alors que la littérature jeunesse rapporte plus que n’importe quel secteur de l’édition ? Mystère et boule de gomme…

L’Inventoire : Comment gérez-vous une éventuelle collaboration avec l’illustrateur ?

Claire Ubac: Il n’y a pas en principe de collaboration avec l’illustrateur ou l’illustratrice car c’est l’éditeur qui le ou la choisit ; au début de mon parcours d’écrivaine, je découvrais le dessin quand le livre était publié.

Ensuite, j’ai écrit des romans non illustrés. On ne me demandait pas davantage mon avis pour la couverture. Sauf après plusieurs romans chez le même éditeur. Le choix de l’illustration est le privilège de l’éditeur, ce qui se comprend car c’est de son image et identité qu’il s’agit ; et il a un savoir-faire pour cela, il y a des directeurs artistiques dans beaucoup de maisons.

Pour autant en ce moment, je travaille avec une illustratrice à un projet commun.

Il n’est pas question de « gérer » cette collaboration : gérer est un verbe plus adéquat pour un agenda ou des affaires. Il s’agit d’une relation de travail en commun à inventer. Chacune s’apprivoise afin de créer ensemble un rapport texte/image monté ensemble comme des œufs en neige avec du sucre et de la vanille. C’est délicat, risqué, on s’égare, et c’est aussi jubilatoire. Notre premier épisode s’appelle Corne de Licorne et Pet de dragon, édité chez Albin Michel en mai 2015.

L’Inventoire : Qu’est-ce qui vous paraît essentiel pour réussir cette écriture ?

Claire Ubac: Être sincère.

L’Inventoire : Quel est votre « truc » à vous ?

Quel petit secret de fabrication accepteriez-vous de partager avec nos lecteurs ?

Claire Ubac: Mon truc, c’est d’être moi-même, ce qui demande un travail fou.

Je n’ai aucun secret autre que de me sonder sans concession : ai-je quelque chose à dire ? A quel âge, cette fois, est-ce que je sens que cette histoire parle le mieux ?

Je ne parle pas du lecteur ou de la lectrice, je veux dire «  à quel âge à l’intérieur de moi ». Le lecteur ou la lectrice vient après.

Cela n’a rien d’un secret et ce n’est pas petit non plus : il s’agit une exploration sans répit, sincère et courageuse. Qui a une âme d’explorateur prenne une torche et me suive !

Propos recueillis par Marie-Hélène Mas

AVT_Claire-Ubac_7728Claire Ubac a travaillé dans l’édition et dans la presse, avant d’écrire en électron libre des romans pour la jeunesse, prétendant en tirer subsistance. Elle conduit régulièrement des ateliers d’écriture. Son dernier ouvrage Le chemin de Sarasvati (L’école des loisirs, 2009) a remporté de nombreux prix dont celui de la SGDL. Il figure sur la liste des ouvrages recommandés par l’éducation nationale année 2012-2013. il a remporté les prix suivants: Prix jeunesse printemps SGDL 2010 / Coup de cœur Sélection été FNAC 2010 / Prix jeunesse de la foire du livre Brive la gaillarde 2010.

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