« J’ai 17 ans » et « corrections »

Il y a trois semaines, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de Yoga d’Emmanuel Carrère (P.O.L. 2020) sur notre plateforme Teams. Voici deux des textes choisis par notre comité de lecture. Voir la sélection complète ici.

Sophie Marie van den Pas

J’ai 17 ans

J’ai 17 ans. L’audioprothésiste pose un contour sur mon oreille et branche l’appareil auditif d’un geste précis.

Je me fige, sidérée. Des bruits inconnus cognent dans ma tête, dépassent le mur du son. On me parle. Je ne reconnais rien, ni la voix qui me questionne, ni celle de mon père à côté de moi.

Je tombe de surprise. Pourtant je reste debout. Un tremblement léger dans mes mains et mes poings se serrent jusqu’à blanchir mes phalanges. Je ne comprends pas la bombe qui vient de me percuter. Je voudrais mourir.

C’est l’été, la fenêtre ouverte donne sur un parc. J’entends des sifflements, des gazouillis perçants, je tends l’oreille, un léger bruissement dans les platanes, est-ce le vent dans les feuilles ? Je fonds en larmes, défaite, tétanisée.

Une boule me tord le ventre, mon cœur, mes poumons, mon souffle explosent. Qu’on m’explique, qu’on me touche ! Deux hommes m’observent, leurs lèvres se télescopent devant ma bouche ronde, un gémissement mouille ma gorge sèche.

Je sens le trouble de mon père devant la violence de ma réaction. La force de ses doigts marque mes épaules. Un monstre a pris possession de moi. Je vomis ma peur avec ce goût de bile qui me brûle les lèvres. Mes repères en un instant ont volé en éclats.

Le tout n’a duré que quelques secondes. Une ouverture enfin. Je sors du puits, respire le déploiement puissant de chaque parcelle de mon corps. Une cohérence s’installe, j’aperçois un sourire, puis deux.

J’arrive dans un pays neuf.

Monique Bertaut

Corrections

La porte claque, je sursaute, je lève la tête, la clé tourne dans la serrure, deux fois. Mon doigt marque la page de mon livre, la joie de ma lecture envolée.

Le visage tourné vers le palier, je retiens mon souffle, j’écoute progresser les bottes de mon père dans l’escalier, sa toux rauque de Gitane, son odeur de tabac froid. Avec elle, la peur monte dans les étages, pénètre mon âme, suit mes mains, fige mes gestes, statufie mon corps durablement. Je sais ce qu’apportent ces pas, les voix entre mes parents, les plaintes de ma mère, les reproches de mon père, les répliques, les coups de poing sur la table, la colère jusqu’à l’explosion.

J’essaie de fixer un point sur la porte, de saisir des mots, est-ce de ma faute ? Je contiens ma respiration, la tête me tourne, mon regard flotte, les crampes au ventre me plient en deux. Je ne sais plus ce que je veux : comprendre ou ne plus entendre.

Je me recroqueville contre mon lit, mes hoquets se mêlent aux cris, est-ce moi qui hurle? ? Est-ce moi qui sanglote ? Je ne peux rien pour ma mère, sur la violence qui s’exerce sur elle chaque soir, sur le silence de mort qui suit, que notre père impose à sa table. A côté de lui, sur la desserte, le martinet est posé en évidence.

Un soir je remarque un petit sourire au coin des lèvres de mon frère. Plus tard il me dira, un défi dans les yeux, le manche du martinet dans une main, les lanières arrachées dans l’autre : “ J’ai trouvé la cachette, demain je le jetterai dans la chaudière” .

 

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