Jean-François Beauchemin : « Le Roitelet » par Pierre Ahnne

Pierre Ahnne est écrivain et a créé un blog littéraire sur lequel il partage chaque semaine ses lectures. Il réalise également des retours sur les manuscrits qui lui sont confiés par Aleph-Écriture dans le cadre des lectures-diagnostics. Il partage régulièrement certains de ses articles sur L’Inventoire.

Jean-François Beauchemin a beaucoup publié au Québec, son pays, où Le Jour des corneilles (2004, Prix du livre francophone 2005), notamment, a obtenu un grand succès. Le « nouveau roman » dont nous parlons ici est paru au Canada en 2021. Roman ? « Un livre où rien n’arrive », et qui l’avoue sans fard.

L’auteur-narrateur nous y parle de sa vie quotidienne, à la campagne, parmi les animaux, les plantes ; de l’écriture, du jardinage, de sa femme, de ses voisins, de son chien ; et surtout de son frère, « ce petit frère épatant, imprévisible, tendre, énigmatique », dont on a découvert un jour qu’il « souffrait d’une maladie grave ». Le nom du mal, schizophrénie, « ne pourrait mieux illustrer le coup de hache qui (…) a ouvert en lui une brèche impossible à refermer ».

« Si mes parents me visitent si souvent durant mon sommeil, c’est peut-être qu’ils sont moins morts qu’il n’y paraît »

Oiseau ou roi

Aucun événement, et, même, aucune construction visible. Il ne fait pas de doute que ce n’est pas un roman. Qu’est-ce que c’est ? Pas même un récit. Peut-être une suite de poèmes en prose ? Certaines des phrases qui ouvrent les très courts chapitres pourraient le faire penser : « L’été s’était achevé durant la nuit et, le lendemain, le soir était venu plus tôt que d’habitude » ; « Parce que les chevreuils ont dévoré la majorité des grandes fleurs doubles de nos clématites, je suis allé cet après-midi à la pépinière » ; « Si mes parents me visitent si souvent durant mon sommeil, c’est peut-être qu’ils sont moins morts qu’il n’y paraît »…

C’est le grand mérite et le grand intérêt de l’ouvrage que la difficulté qu’on éprouve à l’identifier et à le classer. Elle répond à l’extrême singularité de celui qui en constitue le sujet principal, le roitelet du titre – « un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échapp[ent] par le haut de la tête », ou « un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur (…) un pays de songes et de chimères ». Sans rien cacher des souffrances et des crises de paranoïa qui accablent son frère très aimé, l’auteur québécois n’hésite pas non plus devant une certaine force comique émanant d’un personnage qui, quand on lui propose de manger une truite, répond : « Non, tu peux la garder. Je lui trouve un air de famille avec ma voisine d’en face, celle qui cherche à m’empoisonner ». De telles saillies mettent au contraire encore mieux en évidence l’intelligence, voire la profondeur de pensée du prétendu fou, capable de décrire son état en formules d’une intensité saisissante : « On dirait que Dieu, après avoir visité ma vie, en est reparti en éteignant la lumière » ; « Je pense que la plupart de mes souvenirs sont comme des lettres cachetées dont le timbre aurait été retiré à la vapeur » ; « Je crois que la société tente de m’avaler à partir du dedans ».

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