Lynda Bellity

 

Il était gigantesque, posé sur de très nombreux et très larges pieds, ses entrailles grouillaient d’une vie intense que l’on devinait mais que l’on ne voyait ni n’entendait jamais.

Entre nous, les enfants, nous l’appelions le Monstre, jamais devant nos parents – ils avaient eu beaucoup de mal à l’obtenir, leur appartement, dans cette HLM de la banlieue parisienne.

C’était une construction colossale tout en béton brut, posée sur d’énormes pilotis, tendance Le Corbusier – que son nom soit trois fois maudit.

Du dehors c’était carrément moche, mais à l’intérieur de la carcasse c’était pire, les appartements étant imbriqués les uns dans les autres par un système de demi-étages et de « duplexité », il était impossible de savoir qui étaient nos voisins et comme nous ne croisions jamais personne, nous vivions dans la Bête comme si nous étions seuls.

Les ascenseurs, à l’échelle du Monstre, avaient des dimensions de monte-charge et s’arrêtaient à mi-étage sur des couloirs-autoroutes mal éclairés et recouverts tout du long de linoléum noir.

J’ai grandi là, avec ma famille, dans le ventre du Monstre.

Au bout de quelques années ma mère est tombée malade – il était clair pour nous que le Monstre était en train de la tuer. Nous avons désespérément essayé de l’emmener ailleurs mais n’avons réussi à partir qu’après sa mort.

Nous avons quitté la cité et l’immeuble et avons effacé son souvenir de nos mémoires. Plus tard, je ne parvenais plus à me rappeler à quoi il ressemblait, il réapparaissait dans mes nuits sous la forme d’un cauchemar récurrent dont je me réveillais en panique et en nage.

Je vivais dans une belle maison, entourée et heureuse, soudain je me souvenais que ma mère seule et malade m’attendait là-bas, dans l’une des chambres et que je l’avais parfaitement oubliée.

Il fallait absolument que je revoie la cité, l’immeuble, les ascenseurs, les couloirs, la cage d’escalier.

Un jour j’y suis allée, je me suis garée tout près du Monstre et me suis approchée de lui doucement, j’avais commencé à photographier tout en marchant.

Une petite bande de garçons regroupés sous un des pilotis me regardaient avancer.

Brusquement, l’un d’eux s’est détaché du groupe en courant et a fondu sur moi. Il m’a arraché l’appareil des mains et l’a violemment jeté au sol où il s’est fracassé en milliers de morceaux.

J’ai habité là, ai-je eu envie de leur dire.

Mais les garçons avaient déjà filé à l’anglaise.

— Vous voulez porter plainte ?

— Je veux juste faire une déclaration pour l’assurance, l’appareil photo n’était pas à moi.

— Pourquoi êtes-vous venue ?

— J’ai habité au onzième, je voulais revoir.

Vous n’auriez pas reconnu. Aux étages, ils ont construit des murets de séparation parce que les jeunes faisaient des courses de moto dans les couloirs. Il y a eu un accident, un des motards est mort.

Je suis repartie du commissariat, avec le papier pour l’assurance.

Sur le chemin du retour, j’ai tout-à-coup repensé à elle, ma voisine.

J’étais en train de jouer, je ne l’avais pas vue approcher, à peine plus âgée que moi elle me dépassait d’une tête. Je ne me rappelle plus ce qu’il s’était passé alors mais depuis cette première fois, elle était devenue mon amie.

Tous les jours après l’école, elle frappait à ma porte et nous allions nous asseoir sur une marche de la cage d’escalier du onzième étage.

Ses parents étaient absents jusque tard le soir, elle traînait et fréquentait les garçons. Bien informée pour son âge – elle était aussi éveillée que j’étais endormie.

Elle savait tout de notre immeuble et me racontait ses fabuleuses histoires d’amour et de tripotages avec les jeunes de la cité dans les caves du Monstre.

Je l’écoutais excitée, effrayée, jalouse et je me disais que plus tard, moi aussi j’irai.

Pour être à la hauteur, je lui racontais la Tunisie dont je venais, j’inventais : Nous étions richissimes, avions plein de serviteurs dévoués qui obéissaient à tous nos désirs. Nous vivions dans un palais et jouions au milieu d’un immense salon avec un coffre débordant de bijoux en or appartenant à notre famille. Une petite indigène m’était attachée et je pouvais, chaque fois que j’en avais envie, lui demander de relever sa jupe et de me montrer sa culotte.

J’adorais lui en mettre plein la vue et plus je sentais que ça l’épatait, plus j’en rajoutais. Elle ne pouvait pas vérifier, moi non plus ses affriolantes caresses et ses baisers plein de langues dans la cave.

On était quittes.

Cet après-midi-là, assises sur notre marche, nous ne nous levions même plus pour rallumer la lumière que la minuterie éteignait toutes les trois minutes.

Dans l’obscurité, elle m’expliquait à voix basse comment on fait les enfants. Suffoquée, je lui ai dit que je ne la croyais pas.

Elle m’a regardée d’un drôle d’air, ensuite, ça m’a tuée, elle m’a dit en chuchotant : Moi non plus je ne te crois pas.

Après ça, elle n’est pas revenue taper à ma porte. Je ne connaissais pas son nom et je ne savais pas à quel étage elle habitait.

Je ne l’ai plus jamais revue.