Vos textes à partir de « Impossible » d’Erri de Luca (2/2)

Il y a un mois, Alain André vous a proposé d’écrire  à partir de « Impossible » d’Erri de Luca. Parmi les 54 textes déposés sur notre plateforme, nous en avons sélectionné 8. Représentatifs des styles et thèmes abordées, ils sont à découvrir cette semaine ! Merci de votre participation, et à mardi prochain pour une nouvelle proposition.
Ghislaine le Dizès

Accusations champêtres

— Ils t’ont vu sortir du champ.

Les trois hommes se tiennent sur le pas de la porte. Le maire, l’adjoint, le garde-champêtre.

— Du champ ?

— Nie pas.

Je n’ai jamais aimé ce type. Il est bouffi de sa personne. Depuis qu’il porte l’écharpe tricolore c’est pire.

— On peut entrer ?

Je me retourne. Ma femme est dans la cuisine. On l’entend qui « ragonne » les casseroles.

— J’aimerais mieux pas.

Le tricolore a un petit sourire mauvais.

— Ah bon ? Pourquoi ? T’as quelque-chose à t’reprocher ?

Le garde-champêtre repousse sa casquette. Il transpire du visage.

— Il veut pas que bobonne soit au courant, tiens !

— Je sortais du champ, et alors ?

— Juste après la gamine qui a porté plainte. Le père Leduc t’a vu, dit le maire.

— Forcément, il revenait de la pêche, comme moi…

— La mère Salard t’a vu aussi, pile après la gamine, depuis sa boucherie.

— Le dimanche matin, beaucoup de monde se balade.

— La gamine, elle ne se baladait pas, elle pleurait. Elle est allée direct avec sa mère chez

le garde-champêtre, raconter. Hein, Lecoin ?

— T’es quand-même un beau dégueulasse, dit Lecoin.

—Pourquoi, parce que je sortais du même champ ?

— Faut pas nous la faire, dit Bouffi. Et le plaid à carreaux rouges et noirs, étalé, sur

l’herbe, c’était pour caresser les poissons ?

L’adjoint a l’air gêné, il se tient un peu en recul, tête baissée.

— Je retournais pêcher l’après-midi, j’ai pas tout rangé. Moi, j’aime juste la nature et le

calme.

— Il se passe quoi, Paul ? dit ma femme.

Elle s’essuie les mains avec un torchon.

Pauline Giard

Point de vue

– Ah vous êtes là Louise, je vous cherchais. Vous faites les poussières ? Vous ne deviez pas faire l’étage aujourd’hui pourtant. Si vous cherchez mes bijoux, ce n’est pas là que je les range…

Mon rire pincé ne cache pas tout à fait mon inquiétude. Elle se tient immobile, le dos tourné, le buste droit, les bras ballants, le regard fixé sur le mur.

– Il fait plus petit, ici.

Mes yeux font le tour de la pièce. Qu’est-ce qu’elle raconte ?

– Pourquoi vous l’avez pris?

Mon estomac tressaute. Alors c’est le tableau qu’elle regarde?

– Comment? Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler.

– J’vous ai vue, Madame Mariano. J’étais employée au musée à cette époque. Il m’a fallu un bout de temps pour vous retrouver, vous savez.

Je ne sais pas quoi répondre. Je regarde la porte. Je ne vais pas m’enfuir de chez moi tout de même. Elle insiste.

– Pourquoi vous l’avez pris?

Je me suis posée cette question de nombreuses fois. J’ai peaufiné mon argumentaire, nuit après nuit. Je m’attendais à un autre juge, c’est vrai, mais au point où nous en sommes…

– Parce qu’il est beau. Parce que je peux le contempler pendant des heures, décrire ses moindres détails, nommer chacune de ses couleurs. Parce que personne d’autre ne le voyait. Personne ne le regardait comme moi, vous comprenez ?

– Je comprends. Mais vous vous trompez madame.

Elle se retourne enfin.

– Quelqu’un d’autre le voyait, le regardait et l’admirait. Mais vous, vous ne me voyiez pas.

Agnès Myara

La soldate passe devant moi, la seconde me pousse sans ménagement, je manque de trébucher. La porte claque derrière nous.  Me voici plongée dans la cage de verre.

—  Vous reconnaissez les faits, votre indécence lors de la manifestation place Majdan ?

On me fait signe d’appuyer sur le bouton avant de parler.

— Non, Madame la Procureure, je n’étais pas indécente, j’étais révoltée.

— Vous savez que c’est un mot interdit dans ce tribunal ! Je reformule ma question autrement : reconnaissez-vous avoir défilé sur la place publique les seins nus ?

Je n’avais pas les seins nus, ils étaient habillés de revendications fondées !

— Vous vous moquez du monde !!! Des seins peinturlurés, vous appelez cela « habillés » ??

— Oui, ce sont des habits d’honneur et de liberté, ces biens fondamentaux et précieux.

— Le Tribunal n’est pas là pour jouer sur les mots ! Vous étiez soit nue, soit habillée ; c’est ainsi ! Or dans le cas présent, vous ne portiez aucun vêtement sur votre torse

— Je n’étais donc pas nue, puisqu’ « être nu, c’est ne porter aucun vêtement ».

Je souris intérieurement. Je vois la juge s’énerver et me dévisager. Elle regarde longuement le tee-shirt que je porte aujourd’hui, un tournesol sur fond de ciel bleu, je n’ai pas mis de drapeau, elle ne peut rien me dire.

— Revenons à votre tenue… Donc vous étiez à moitié nue, le code pénal interdit de se mettre torse nu.

— Ah, première nouvelle ! Et les paysans, ils font comment pour travailler en plein cagnard ?

Cessez votre insolence !

Lynda Belliti

Un ange, je vous dis !

Évidemment, je n’ai jamais vu d’ange mais ce matin-là, lorsque je l’ai croisé sur la place j’ai pensé qu’il avait tout à fait le visage d’un ange.

Il ne m’a pas remarquée pourtant ses yeux ont croisé les miens un court instant. Il attendait une personne qu’il ne connaissait pas – j’en ai eu la certitude en percutant son regard bleu, joueur, parce que justement, il semblait jouer à un jeu de pistes et paraissait moins guetter quelqu’un qu’un signe.

Exactement comme il m’avait regardée, il regardait interrogateur et souriant à l’avance mais sans vraiment les voir, chacun des passants de la place, essayant de repérer le signe convenu.

En le croisant j’ai senti ou plutôt j’ai deviné son odeur, l’odeur de la savonnette, il semblait s’être longuement frictionné pour se rendre sur la place.

C’est surtout la lumière de ses yeux bleus et aussi qu’il soit sur cette place, à l’heure où les filles et les garçons de son âge étaient à l’école, j’étais sûre que c’était sa première passe.

— Bon ok, ok ! Racontez-moi plutôt ce qu’il s’est passé après ?

— Ben justement, monsieur le commissaire, je voulais dire au gosse de laisser tomber, de rentrer chez lui, mais j’ai rien dit et je me suis éloignée parce qu’au fond qu’est-ce que je savais de lui à part qu’il avait une jolie petite gueule d’ange ?

— Oui mais le type a dit que vous le connaissiez !

— Ben oui, il a été mon amant il y a très longtemps – je l’ai reconnu et quand j’ai vu qu’il approchait du petit, j’ai complètement pété les plombs …

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