Vos textes, à partir du roman « Les cosmonautes ne font que passer »

Il y a 15 jours, Pauline Guillerm vous proposait d’écrire à partir du roman d’Elitza Gueorguieva « Les cosmonautes ne font que passer » (Verticales, 2016). Nous vous remercions de votre participation. Découvrez dès maintenant les 11 textes que nous avons sélectionné !

 

Viviane Clément

Un petit pas

Un petit pas pour l’homme mais un pas de géant pour l’humanité.

Tu entends cette phrase au milieu des cris et des applaudissements. C’est la nuit, tu devrais dormir et d’ailleurs tu as sommeil, le pouce dans la bouche, le dos appuyé contre le pied du fauteuil.

Petits pas… c’est ton grand-père qui marche à petits pas glissants et silencieux dans le couloir. Maintenant il hausse les épaules en grommelant : »pas possible, pas possible  » et claque la langue de mécontentement. Tu vois une image floue sur la télé, tu montres une échelle mais tu trouves qu’elle ne ressemble pas à celle du grenier. Ton père se penche vers toi et mouille tes lèvres d’un liquide pétillant et sucré. C’est bon. Ils veulent t’expliquer : la lune, la fusée, les astronautes. Tu sais que la lune est là haut dans le ciel. Comme un point sur un i disait ta Grand-mère. Est-ce qu’elle est là haut elle aussi? Tu croyais qu’elle dormait au cimetière. Tout le monde est gai maintenant alors que hier tu as entendu  Maman pleurer dans la chambre du bas. Blakou se réveille et gratte la porte.Il n’aime pas la télé, il te regarde, il t’attend. Mais tu n’as pas le droit, tu dois regarder le « poste « . C’est important chuchote ta mère à ton oreille. Tu te glisses sur ses genoux. Tu sens son odeur de pomme et de miel. Tu fermes les yeux. Il vaut mieux dormir.

V.C.

 

Sylvie Vandier

Giscard d’Estaing Assassin !

Tu lis ces mots qui saignent tout en haut du pignon blanc coincé entre la friche et le Grand Mail. Tu les relis à chaque fois que tu accompagnes ta mère faire les courses à EGE. Et tu te demandes qui est ce monstre qui tuent les gens à Saint-Pierre des Corps. Tu as plus de six ans puisque tu peux lire. Tu ne poses pas de questions. Tu tiens ta peur au fond. Avec ta main dans celle de ta mère, tu sais que tu es en sécurité. Tu te demandes quand même si les lettres rouges sont écrites avec le sang de ceux qui sont morts.

« V’la l’ con à l’accordéon ». Ton père, assis dans le canapé regarde le journal. Tu te fais toute petite et tu grapilles quelques minutes avant d’aller au lit. Au moment où ton regard, sur l’écran, découvre le musicien débile, on dit son nom : « Valéry Giscard d’Estaing ». Tu mets un visage sur le nom du tueur. Tu te troubles. On ajoute « Monsieur le Président ». Et tu comprends. Ce monsieur qui porte, sans doute pour brouiller les pistes, un prénom de fille, et qui joue de la musique, sans doute pour couvrir le bruit de ses crimes, est le président des assassins du monde entier, un méchant homme, qui mérite bien le gros mot que ton père a dit.

 

Isabelle Delarra

Rouge de rhubarbe

La fumée du thé voile les verres épais des lunettes de ta grand-mère. Tu en profites pour lui faire des grimaces. Elle rit. C’est votre rituel. Le soir. En automne.

Autre rituel. Au petit matin tu marches invisible dans le brouillard. Tu t’assois sur un parpaing dans le carré de rhubarbe au fond du jardin.

Tu te laisses flotter entre terre et brume.

Aujourd’hui pour tes 8 ans tu as eu un Polaroïd. La photo de tes parents sort avec un bruit effrayant. Ils apparaissent tête contre tête, un peu délavés mais beaux quand même. Dans les yeux de ta mère tu crois voir du rouge de rhubarbe.

Le lendemain matin dans un brouillard mauvais, tu t’assois à même la terre. Des mots  prononcées par ta mère à ton père la veille de ton anniversaire te reviennent, tu ne sais plus très bien, tu te rappelles de sa voix précipitée, comme jetée par terre.

Tu ne t’y es pas attardée. Depuis que les avions ont foncé dans les tours il y a deux mois, les grandes personnes parlent sans cesse. De la guerre, des américains, de tous ces gens qui sont morts. Ils disent des mots nouveaux que tu entends à la télé et que tu ne retiens pas.

Mais là, dans ton cher jardin, tu retrouves les mots de ta mère.

C’est un docteur qui va lui couper le sein et ils vont partir à la guerre, comme les américains avec les … Tu ne trouves plus le mot. Mais tu te souviens, ta mère a dit à ton père : « J’ai peur Jo ».

Alors tu te sens si seule que tu voudrais rester pour toujours entre terre et brume dans le creux chaud du cou de ta grand-mère.

I.D.

 

Dorothée Chaoui

Changement de côté

 

12h, fin du stage de tennis. Ce matin tu as travaillé essentiellement le revers, c’est un coup que tu joues à deux mains, contrairement à ton idole, Stefan E. Tu aimes bien le revers. Ça doit être ton inclinaison naturelle pour la gauche. Tu écris de la main gauche, mais tu joues au tennis de la main droite. Aucune explication à ça. Mais c’est le revers que tu préfères.

Ton père est venu vous chercher en voiture. Tu t’assieds sur la banquette arrière, un de tes frères occupe la place du passager à l’avant. Le contact à peine mis, ton père allume l’auto-radio, c’est le flash info de midi. On sent une certaine excitation dans la voix du présentateur, et une fébrilité dans l’attention que ton père porte aux nouvelles. Pas question de troubler cette écoute.
Sur la route, le son est parfois brouillé, mais les informations sont répétées en boucle, tu finis par recomposer le puzzle. Tu comprends qu’il se passe quelque chose d’important, de fondamental, même si tes premières années de collège ne te permettent pas d’en saisir l’enjeu. Il est question d’éclatement, de tournant historique, d’ouverture et de liberté. Ça ne te concerne pas directement mais tu sens que ça ne doit pas être si loin. Tout vole en éclats, et les journalistes ont l’air de se réjouir.

Août 1991, nouvel été en Bretagne, tu comprends que tes parents sont plutôt attirés par l’ouest.

Août 1991, fin de l’URSS, début des républiques indépendantes. Un revers pour le bloc de l’Est.

D.C.

 

Janie Den Boer

Le retour

L’ oncle Joseph est revenu. Il était tout barbu, couvert de boue avec des bandages sales aux jambes. D’un seul coup, la cour s’est remplie. Ils l’ont embrassé, même s’il était vraiment sale. Tu l’aimais bien, le Tonton, il te faisait sauter sur ses genoux et racontait des trucs rigolos, que les vaches  bleues font du lait bleu et les roses… du lait rose. Puis il est parti, tu te demandais où,  mais les enfants doivent pas poser de questions. Les grands disaient  qu’il était au front. Le front de qui ? Ils parlaient de tranchées. Et puis  ils ont dit qu’il avait une permission. Comme si les grands avaient besoin de permissions!

Quand il est arrivé, ils ne l’ont pas fait entrer, ils ont dit qu’il avait de la vermine et même des poux. Je croyais qu’on attrapait ça à l’école.

Ton père a tiré la grande bassine, au milieu de la cour et puis ta mère et ta tante ont versé des brocs d’eau fumante puis  elles sont rentrées dans la maison. Tu étais caché derrière le tas de bois,  ils t’avaient oublié.

Quand il s’est déshabillé Tonton, il était tout blanc. Il a déroulé les bandes autour de ses jambes puis  il les a  jetées en tas, ses habits aussi… J’ai même vu ses fesses et son zizi et j’ai eu envie de rire. Il s’est assis dans l’eau et il s’est savonné.  Ton père a apporté  un drap, comme quand on fait ta toilette, puis il a enveloppé Tonton et l’a pris dans ses bras. Il l’a serré fort comme il fait des fois pour toi  et là, tu as entendu qu’ils pleuraient.

J.d.B.

Patrick Tabeling

Les cendres de Mai 68 sont froides.

 

La ville est à l’arrêt depuis un mois. A cause de la pénurie d’essence, des voitures ont été laissées à l’abandon le long des trottoirs. A la cantine du collège Saint André, il n’y a plus de cuisinier, les élèves mangent froid. Les professeurs sont en grève, ils sont très en colère contre la société. Tu ne sais pas ce que ça signifie, mais, à voir leurs mines graves, tu penses que c’est sérieux. Tes parents sont à cran, les manifs à la télé, avec tous ces casseurs, ça leur fait peur. Hier soir, ton oncle a déboulé à la maison, il a dit qu’il faisait des réserves de sucre. « De Gaulle est parti en Allemagne, les chars russes sont aux portes de Paris » as tu entendu. Ton père est devenu pâle et t’a envoyé au lit.

Le lendemain, tu es dans la cour de récréation, à jouer au ballon. Soudain, tu vois un attroupement ouvrir le lourd portail du collège. Une centaine de grands du lycée Jean Jaurès, sans doute des Terminales, portant banderoles et drapeaux rouges, se ruent dans la cour. Quel foutoir ! Il y a un grand furieux, cheveux longs jusqu’aux épaules, qui distribue les ordres. Il hurle au mégaphone :  » Révolution ! Occupation des collèges ». Tes yeux sont tout ronds. Ils vont habiter dans l’école ?  te demandes-tu. Une peur te saisit, mais dans ton cœur, souffle un drôle de vent. Ce grand furieux, il te fascine.

Plus tard, quand tu auras vingt ans, tu crieras les mêmes slogans, et plus tard encore, quand tu en auras cinquante, tu penseras que tout ça, c’était de la bouillie.

P.T.

 

Christophe N.

Incidence fusionnelle

 

C’est à cause du réacteur qui fume que tes parents y parlent tout le temps du nuage du cher Nobyl. C’est un chauviétique méchant qui fait mourir les gens qui avaient pas fini de vivre jusqu’à être vieux. Cette année on n’est pas allé en vacances chez tata Marie en Alsace et un monsieur est venu pour tuer toutes ses poules pour nous punir.

A la télé Jean-Luc Bourret y dit que tout va bien, le nuage invisible y vole tranquillement mais la frontière de la France elle le laissera pas passer parce que ses tomates Espagnoles elles sont trop délicieuses.

Les gens autour de la centrale là bas y parlent en étranger, mais tu sais que c’est grave parce qu’y pleurent en Russe et c’est très moche comme langue pour pleurer. Toi tu prendras Anglais en 6ème.

Papa t’as promis une charlotte aux fraises pour ton anniversaire, mais tu voudrais un truc avec que de la crème cette année.

Les psé-cia-listes y disent que le nuage radiologique y donne des concerts dans toute l’Europe, des concerts du pancréasse, de la prostratre et des cheveux qui tombent si on mange des fraises.

Avant son chômage, la mère de Thibault elle était chercheuse mais elle a rien trouvé. Mais y mangent que des raviolis en boite depuis l’askident.

Papy il était pas très vieux et il est mort quand même avant-hier en mangeant ses carottes râpées, alors toi t’y crois aux légumes radiés.

Tu veux pas attraper un concert du ventre comme lui, alors les grands y peuvent dire ce qui veulent, t’avalera plus jamais leurs salades.

C.N.

 

Doublure Stylo

Dessine-moi la fierté

 

Tu rêvasses en regardant les rues défiler par la fenêtre du bus. Il s’arrête. Un homme monte. Tous les sièges sont occupés. Il se dirige dans ta direction. Il s’arrête au niveau d’une femme noire, deux rangs devant toi. Il exige qu’elle se lève pour lui céder sa place. Comme elle, tu connais la loi.

Tu te souviens du jour où ta maman, épuisée d’avoir astiqué toute la journée la belle maison d’une famille de blancs qui lui répètent sans cesse que les noirs ne valent rien, s’est levée pour laisser son fauteuil à un jeune homme blanc qui n’avait sans doute jamais eu à travailler de sa vie. Tu as voulu protester, mais c’est toi que ta maman a réprimandée. Tu as regardé, impuissante, le garçon la traiter de mauvaise mère, la blâmer pour “cette petite négresse mal élevée”. Tu te souviens de la honte puis, devant le visage baissé de ta mère, de la colère. Tu as voulu crier ta révolte, mais une violente gifle t’a fait taire. Tu as lutté de toutes tes forces pour retenir des larmes de colère, mais ta rage a fini par déborder de tes yeux.

Tu as mal au ventre. Ta mâchoire se crispe. Tu observes le visage de la femme noire se lever vers l’homme blanc. Les poings serrés sur un pan de ta robe froissée, tu psalmodies d’inaudibles refus. Ton coeur explose d’une fierté inédite quand la femme prononce fermement un historique “Non”. Historique, tu ne sais pas à quel point… Mais tu sais que c’est à elle que tu veux ressembler et, qu’un jour, en son honneur, tu appelleras ta fille “Rosa”.

D.S.

Julie Briand

Tour de France

 

Tu es monté dans la voiture à huit heures précises.

– Un grand jour fiston, a dit ton grand-père.

Il chantait au volant, il était heureux. Toi aussi, sans trop savoir pourquoi précisément. L’excitation montait avec les virages de la montagne.

Il s’est arrêté au cinquième lacet. Vous avez installé les sièges pliants, la couverture, le parasol, la glacière et le transistor. L’attente a commencé. Ta grand-mère finissait ses mots croisés, ton grand-père discutait avec les voisins. Tu t’ennuyais. Le temps était suspendu.

Soudain des bruits de klaxon, des bravos. Tu t’es faufilé au bord de la route. Un premier vélo s’avançait seul, chevauché par un homme comme tu n’en avais jamais vu. Des muscles saillants tendus à l’extrême, des veines prêtes à exploser. Malgré le dénivelé, il grimpait vite, avec facilité, le visage en sueur mais impassible. Tu as pensé qu’il venait d’ailleurs, quelque part entre les hommes et les dieux.

Les suivants sont arrivés des minutes plus tard, par petits groupes puis plus nombreux. Tu t’es habitué à leur force prodigieuse, à leur corps à la fois dense et aérien, souple et massif.

Tu as jeté ton drapeau français par terre, tu aimais tous les coureurs, d’où qu’ils viennent.

En fin de peloton tu as vu des grimaces de souffrance, un peu d’humanité dans les regards perdus.

Tu as attendu les derniers sans quitter ta place, tu ne pouvais pas les abandonner. Tu les as applaudis, les larmes aux yeux, aux côtés de ton grand-père.

– Un grand jour, papi, oui.

J.B.

 

Bénédicte Mezeix-Elhaïk

Moustaches et Solidarité

 

T’as 10 ans, des godasses qui te rabougrissent les arpions, mais leur propagande et les magasins vides ne pourront jamais bousiller tes rêves. C’est l’été des XXIIe Jeux olympiques de Moscou. Tymon, Arkadiusz et toi, vous retrouvez tous chez Wojtek, pour les regarder, parce-que Wojtek, il a un super téléviseur couleur Jowisz, son père est marin ! Vous buvez aussi du coca imaginaire, mangez des bananes invisibles, embarquez clandestinement sur un bateau qui vous emmène loin de Gdansk.

Aujourd’hui, 30 juillet, tu portes ton short rouge préféré pour soutenir ton idole, le perchiste Wladyslaw Kozakiewicz. Normalement, les parents, ils s’en fichent pas mal du sport, mais là, vous êtes tous serrés comme à l’église. Ton cœur cogne comme un moteur de Trabant quand Kozakiewicz s’avance dans le stade. C’est toi, que le public russe hue et siffle. Il saute. Tu écarquilles les yeux devant son corps à ressort, vertical. Il s’envole et bat le record du monde : 5 mètres 78 ! Mais, ce n’est pas fini. À peine a-t-il retouché le tapis qu’une chose incroyable se produit : il fait très distinctement un bras d’honneur en direction des tribunes, en riant sous sa moustache ! Pas de censure possible, les Jeux sont retransmis en direct. Les grands ouvrent les vannes, arrachent les bâillons. Tu te soulèves avec eux pendant que le monde vous regarde.

Avec ta logique d’enfant, tu penseras que c’est comme ça que le mouvement Solidarność, qui va secouer la fin de l’été de tes 10 ans, a commencé. Et que porter la moustache rend libre…

B.M.

 

Véronique Macabeo

Grenoble 1968

 

C’est le grand schuss des années 60, et toute ta classe est venue voir l’épreuve de slalom géant messieurs à la télé, CHEZ TOI. Ta maison est en face de l’école… La maîtresse, du bout des lèvres, a dit « oui ».

Les manteaux sont entassés sur les deux chaises de l’entrée ; ça sent  la laine mouillée, la craie, le lard refroidi. Cahin caha, chacun s’assied par terre sur le tapis du salon. Sauf la maîtresse, bien sûr, qui fait des sourires que tu ne connais pas à ta mère, tout en remuant son café.

Ça tangue et ça frétille sur le tapis, comme au fond d’un torrent. La neige n’est pas que sur les pistes, elle a envahi l’écran, et sur le toit, ton grand frère ratisse le ciel pour rattraper l’image qui, taquine, volette et ondule à la lisière des flocons « Ah, presque… Non ! On ne voit plus rien ! Encore un peu… Ouuiii, ça y est !»

Tu es là au milieu des autres, toi aussi sur le tapis, ravie, gênée, interdite. En visite chez toi. Le mobilier, les objets qui traînent, ta mère elle-même, parlent un peu trop fort de toi ; tu empruntes les yeux durs de tes camarades pour balayer ce décor familier. Confusion.

L’épreuve messieurs passe comme dans un rêve, une petite silhouette grise glisse entre les fanions, puis grimpe sur le podium, L’or, bien sûr.

Les deux faces de ta médaille à toi brouillées, mélangées…

La classe, ravie, s’ébroue et reboutonne tous les manteaux.

« Il était beau Jean-Claude Killy, hein, Madame ?

V.M.

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