Cette semaine Alain André vous propose d’écrire à partir du roman d’Emmanuelle Bernheim « Tout s’est bien passé », (Gallimard, 2013). Envoyez-nous vos textes jusqu’au 4 octobre à atelierouvert@inventoire.com.

1. L’extrait

« Je traverse le boulevard, une petite rue, une autre, encore un boulevard. Je suis presque arrivée. Je m’engage dans la rue du Faubourg-Saint-Jacques.

Un immense mur de pierre d’un gris presque argenté, coiffé de vigne vierge et de lierre, longe le trottoir sur près de trois cent mètres. Les branches hautes d’un grand arbre en dépassent, d’où provient un remue-ménage de petits oiseaux.

Un vent léger s’est levé. L’air s’infiltre dans les mailles un peu lâches de mon pull-over, et me caresse la peau.

Mes yeux se ferment.

Je m’adosse à la paroi chaude.

Mes doigts s’écartent sur la pierre, sur la surface rêche et poudreuse.

Rester ainsi. Ne plus bouger.

J’entends au loin une sirène. Elle se rapproche.

Le bruit enfle. Enfle jusqu’au vacarme tandis qu’une ambulance passe près de moi.

Les piaillements se sont tus.

Allez. Secoue-toi. »

2. Ma suggestion

J’ai beaucoup hésité entre maints passages de Tout s’est bien passé, le dernier roman d’Emmanuelle Bernheim (Gallimard, 2013). Celui-ci se trouve au début du livre (pp. 17-18). La narratrice se rend à l’hôpital, où se trouve son père, André, qui va bientôt lui demander de l’aider à mourir. Au cours de ma première lecture, je n’ai « vu » que l’histoire, comme si la prose de l’auteur était « transparente » (ma propre mère va mal, et elle a quatre-vingts sept ans passés. Et puis j’ai relu : écouté ce furtif pianotage de mots précis, dont l’interprétation bientôt ne vous lâche plus ; vu cet art de la ponctuation de page (les blancs, avant et après l’extrait ci-dessus, les retours à la ligne incessants), qui se souvient du principe établi par Aloysius Bertrand pour l’édition des proses de son Gaspard de la nuit : « Blanchir comme si le texte était de la poésie ». Le récit nous propose une succession de gestes ordinaires, d’observations minuscules, d’annotations sensibles et de pensées fugaces. Elles suffisent à nous indiquer et l’action – oui, elle se rend à cet hôpital-là – et l’impression – bientôt l’exil, loin du printemps, des oiseaux, du vent léger sur la peau. Pour chaque paragraphe, une ou deux notations, pas plus. Du pointillisme. Et si vous retrouviez vous aussi un instant précis, vécu aujourd’hui ou même hier ? Une attente de bus, un moment dans le métro ou en voiture, un trajet habituel ou pas – et que vous utilisiez les mêmes touches (actions, observations, annotations, pensées) pour le reconstituer dans sa forme d’instant unique ? On ne développe pas, on n’agrandit pas, on n’étire pas (ou sinon, on réécrira). On tutoie le haïku. Et, chaque fois qu’on a frappé une touche, on revient à la ligne. On « blanchit ». Pour voir.

3. Lecture

Emmanuelle Bernheim est romancière Tout s’est bien passé est son sixième roman, après Le Cran d’arrêt (Denoël, 1985) et quatre autres romans parus chez Gallimard : Un Couple (1987), Sa femme (1993,  prix Médicis), Vendredi soir (1998) et Stallone (2002). Elle est aussi scénariste (Sous le sable et Swimming pool, de François Ozon…). On sait que son dernier ouvrage narre le suicide assisté du collectionneur André Bernheim, victime d’un grave accident vasculaire cérébral, alors que sa femme est elle-même dépressive et atteinte de la maladie de Parkinson. C’est raconté sans fards, avec une énergie cruelle, pleine d’humour et de bonté. On y apprend que la loi Léonetti ne se contourne pas sans un excellent avocat. Rien ne se passe comme prévu, mais tout se passera bien. Encore un roman miniature, penseront peut-être certains. Je m’en fiche : c’est d’abord un texte nécessaire.

Alain André

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