Virginie Lagrée – La moussaka

En réponse à la proposition d’écriture de Laurence Faure à partir de « Premier Sang » d’Amélie Nothomb, nous avons sélectionné 8 textes parmi ceux des participants. Voici celui de Virginie Lagrée
La moussaka

Tu verras, elle est délicieuse me dit mon père dans la voiture, en arrivant chez lui, sur un ton inhabituellement enjoué. Mon père est un taiseux. C’est aujourd’hui qu’il me présente celle avec laquelle il souhaite « partager un petit bout de vie » selon ses termes. J’ai quinze ans en ce printemps breton.

Quand je l’ai vue sortir de la cuisine pour m’accueillir, empapillotée dans un tablier carmin assorti à ses lèvres, tenant un plat fumant entre ses mains gantées de maniques rouges, aussi luisante que le gratin et faisant voleter sa frange d’un souffle qui voulait dire qu’elle avait mis tout son temps dans ce plat, je me suis demandée de qui parlait mon père tout à l’heure.

Délicieuse Viviane. Comme la fée. Elle a eu le don de subtiliser à ma mère son mari et du même coup de baguette, a jeté un mauvais sort à mon enfance. Agrippés à ses hanches généreuses, deux bambins, pommettes grenadine, au nez dégoulinant, peu appétissants, ceux sûrement qui m’ont détrônée dans le coeur de mon père.

« Assieds-toi et sers-toi » me lance Viviane gaiement. La lame de mon couteau s’est naturellement dirigée vers elle. J’ai dû forcer pour la planter tant la peau était ferme, épaisse. Croustillante. Un jet brunâtre s’est répandu. « Ça dégorge! » s’est-elle égosillée, cramoisie.

Il faudra que je lui offre un couteau aiguisé à Noël, j’ai pensé. Rouge. Impérial.

C’est alors que Viviane a levé son verre de bordeaux: « À notre rencontre! »

Je l’ai imitée, dans un réflexe : « À notre encontre! »