Vos textes à partir de « Je voudrais que la nuit me prenne » (2/2)

Il y a 15 jours, Laure Naimski vous a proposé d’écrire à partir de Je voudrais que la nuit me prenne d’Isabelle Desesquelles (Belfond, 2018). Parmi les nombreux textes reçus en réponse, nous en avons sélectionné 11, que nous publions en 2 articles.
Merci à tous de votre participation !

 

Déneb

Quatre manières de passer les portes

La porte claque sur la maison. Je sors, puisqu’il le faut. Il a encore gelé dans la nuit. Rien ne craque ni ne crisse, c’est dur et glissant, noir et lisse comme une boîte triste. Hier j’ai dérapé sur la croute neigeuse et je suis tombée. ça a fait un trou dans mon collant, un rond de peau parfait, bordé. J’ai envie d’enlever ma cagoule pour laisser le froid piquer ma tête, mais maman me l’interdit. Arrivée à l’arrêt avant monsieur F., le voisin timide à la mallette. J’entends mon bus, son ronflement de gentil fauve puis le souffle de ses accordéons de caoutchouc quand il s’ouvre pour moi. Blottie à ma place derrière le chauffeur, je coule et me renverse à chaque tournant pour voir les arbres du dessous. Puis la gare, les portillons, les gens pressés. Karine n’est pas sur le quai. Il y a de la neige sur les rails, là où le train n’est pas encore passé. Sans trou ni trace. Le train va tout fondre et salir. C’est une machine bouillante qui tranche les choses. Mais je l’aime. Je grimpe sur le marchepied en cachette et attaque ma petite promenade. Passe et repasse les soufflets entre les wagons. Rêve d’être emportée en Sibérie par un wagon décroché. Au pays des loups et des bouleaux et des écoles qui n’existent pas. Dans mon wagon, il y aura des livres et des peaux d’ours douces et chaudes. Du chocolat chaud, des gâteaux et mes copines. J’obéis, mais dans ma tête je ne suis pas sage. L’avantage, c’est que je franchis la grille de l’école sans y penser. Sinon, je n’irais pas.

D.

 

Christiane Leydet

C’est là que je marche, dans cette part de mémoire qui me revient, alourdie de la neige qui tombait parce que nous étions en hiver, ou peut-être seulement à la fin de novembre.

C’est là que je marche, sur cette route ensevelie, que je ne suis jamais parvenue à retrouver, parce que d’autres automnes, d’autres hivers, se sont succédé, et en ont eu raison.

C’est là que je marche, à l’étonnement de mes dix ans, poussée dans le dos par ma mère qui rêve, et confond le jour apparaissant et la lune fuyante.

C’est là que je marche, serrée contre moi, car il n’y a que moi, je le sais, sur cette route gelée, moi, et mes livres rangés.

C’est là que je marche, en laissant derrière moi des traces de renardeau, que je retrouverai le soir, et que je ne reconnaîtrai pas.

C’est là que je marche, enhardie par la peur de ne pas arriver, ou d’arriver trop tard, et de trouver porte close.

C’est là que je marche, tandis que le matin me trouve, au seuil d’un premier tourment, sur ce chemin emprunté chaque jour, jamais véritablement achevé.

C’est là que je marche, seule à présent, accompagnée parfois d’une plainte animale, mal endormie ou mal éveillée.

C’est là que je marche, en confondant, comme elle, depuis ce temps, le jour qui s’échappe et la nuit qui me gagne.

C.L.

Anne Barbier

Je presse le pas sur le goudron du parking, le corps tendu vers l’école située tout au fond du parc. Il est 8h25 et la porte va bientôt fermer. Mon fils s’élance à ma suite et lorsque mon pied s’enfonce dans le moelleux du sable blanc, sa petite main chaude vient se nicher dans la mienne. C’est le sésame qui ouvre en grand les portes de la journée.

Les saules pleureurs s’inclinent jusqu’à terre, la rangée de hêtres est au garde-à-vous, le bac à sable se sent inutile en octobre.

La lumière du matin, tantôt blanche, tantôt grise, fait briller le sol, et donne au parc des allures lunaires. Le moindre caillou accroche la lumière, montre le chemin. Les oiseaux babillent et appellent depuis le haut des arbres, les deux silhouettes animées. Après la pluie, là où le chemin se rétrécie avant d’arriver à la barrière, des limaces oranges, dodues, parsèment le sol, parfois accidentées, écrasées par un pied étourdi. Tout ce petit monde semble se figer à notre approche.

Je traverse le parc et mon fils est traversé par le bleu humide du ciel, le parfum des écorces, des rosiers, le merle sautilleur, le rire moqueur du pic vert. Cela fait comme une cape qui flotte autour de lui.

Lorsque la porte s’est refermée sur les écoliers, je fais le chemin inverse, à plus faible allure, mon regard portant loin. Je replonge mes pas dans ceux de mon enfant, jusqu’au parking. Le bac à sable s’est transformé en navire et son équipage, impatient, m’attend pour larguer les amarres.

A.B.

Laurence Guazzonne

6h30. Rai de lumière. Je ne veux pas me lever, je ne veux pas quitter mes draps entortillés aux couvertures, ni sentir l’odeur écœurante du lait chaud dans le bol où la peau se sera formée.

Je ne veux pas mettre cette jupe plissée si longue qui me bat les mollets. Pas d’ourlet, ma mère prévoit que je grandisse. Je ne veux pas de ce pull qui gratte et je ne veux pas arriver encore mal attifée sous les regards goguenards des filles de ma classe.

Je me lève pourtant, me traîne à la cuisine. Les tartines sont dans l’assiette et rien que de regarder la surface figée du chocolat, j’ai un haut-le-cœur. De deux doigts dégoûtés, je retire la peau du lait et je bois sans respirer. Je m’engouffre dans la salle de bain pour vomir. Ma mère ne veut pas comprendre.

Dents brossées, visage débarbouillé, dernières recommandations, je pars. Il fait nuit encore. Je traîne les pieds jusqu’à l’arrêt du bus. Je me sens si seule. Je crains cette journée. Quolibets, insultes et bruits de langue qui slurpe à cause de mes bonnes notes. Et puis la récréation, les bousculades, les « je l’ai pas fait exprès », lèvres en cœur, regards candides. Batailles aux toilettes, griffures, cheveux arrachés…

Le bus s’arrête, chuintement des portes. Aller vite s’asseoir avant la secousse du redémarrage qui me fait tomber sinon. Rires des autres élèves et ce surnom abhorré égrené de bouche en bouche « Bouboule qui roule ».

Oui, je voudrais que la nuit m’engloutisse. Je voudrais sombrer et disparaître….

L.G.

Val. From

Tôt le matin le chant des oiseaux, se faire moineau au creux de ta main, légère surtout se faire légère. Caler la cadence de mes pas d’enfant sur le rythme de tes gigantales enjambées. La serrer juste assez pour te rappeler ma présence, se laisser guider par elle comme aveuglée, le bonnet sur les oreilles enfoncé jusqu’aux yeux, l’écharpe bâillonnée sur la bouche. Ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire. Maxime familiale givrée au nom d’une sagesse hivernale. Le cartable parachuté sur le dos, dans l’indifférence, je m’élançais, oisillon discret, sur le chemin de l’école. Mon corps, alors en lévitation passagère, quittait la terre quelques instants, le temps que ton pied de colosse s’élève vers le ciel et revienne fouler le sol. Je volais, je le jure. Je jure que je volais. Et la vie. L’heure des mamans, la minute absente. La porte s’ouvrait enfin dans le vent contraire, je serrais de nouveau ton aile paternelle et protectrice. Sur le chemin inversé, nous nous hâtions incertains et pensifs. Des images empressées devançaient le seuil de la maison. Coupables de s’être envolés quelques heures, condamnés d’avoir déserté le nid, punis devant ce corps allongé et inerte. Mais nous avions volé à temps une fois encore. Chants de civière et de sirène. Elle était en vie.

V.F.

 

Héloïse Martin

Ouf ! Son pied dans mon ventre me réveille brutalement. Il est descendu de son lit superposé pour aller prendre son petit déjeuner. J’ai chaud sous la couette. Dehors, il pleut à verse. C’est l’heure d’aller à l’école. Assise en face de mon bol, je me saisis de ma cuillère et j’ai mal aux doigts : j’ai mal de me lever si tôt. Chochotte, murmure-t-il, mauvais. Mon frère observe le moindre de mes gestes.

Tchac-tchac, tchic. Tchac-tchac, tchic : les essuies glace sur le pare-brise. Dehors, la nuit, encore. Les phares arrière en longues lignes dessinent la portée de ma musique, brouillonne. Rouge. Je vois le rythme dans ma tête envahir le monde. Il fait chaud dans la voiture. De longs sillons coulent, sur la surface de la vitre, tout près de mon œil. Mon doigt dessine sur la buée : un visage. Raté, le visage, effacé d’un seul geste, anéanti. Ricanement. Dans la famille, celui qui sait dessiner, c’est lui, mon frère. Un klaxon, note dissonante, brutale. Nous sommes arrivés.

Crachés par la voiture, nous nous dépêchons. Il frôle mon bras, sans un regard accélère, passe devant et disparait en m’éclaboussant. Mon frère ne m’aime pas. La jambe de mon pantalon est trempée. Je m’interroge : l’a-t-il fait exprès ? Flic floc. Flic Floc. Je cherche à caler ma respiration sur le rythme de mes pas. Réguliers, pour calmer mon cœur qui bat trop vite. De l’eau dégouline le long de ma nuque. Il fait nuit, il pleut et je suis seule, à nouveau, sur le chemin de l’école.

H.M.

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