Écrire à partir de « Anatomie d’un soldat » de Harry Parker

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du premier roman de Harry Parker, Anatomie d’un soldat (Christian Bourgois, 2016). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 20 février à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com.

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Extrait

« Mon numéro de série est le 6545-01-522. J’ai été déballé d’un étui en plastique, puis ouvert, contrôlé et rassemblé. Un marqueur noir a écrit sur moi : BA5799 O POS et j’ai été mis dans la poche de la cuisse gauche du pantalon de treillis de BA5799. C’est là que je restais : cette poche était rarement ouverte.

J’ai passé huit semaines, deux jours et quatre heures dans cette poche. On n’avait pas encore besoin de moi. Je glissais contre la cuisse de BA5799, de-ci de-là, de-ci de-là, en général lentement mais parfois vite, en bondissant dans tous les sens. Et il y avait du bruit : des détonations et des craquements, des gémissements aigus, des cris d’excitation et de colère (…)

Le 15 août à 06 h 18, alors que je glissais le long de la cuisse de BA5799, j’ai été soulevé dans le ciel et retourné sur moi-même. Et, soudain, j’étais à la lumière. Il y avait de la poussière, du désordre et des cris. J’étais par terre à côté de lui. Il était à plat ventre ; il n’était plus entier. J’étais à côté de lui tandis que de la boue et des pierres tombaient autour de nous.

J’étais dans la poussière alors qu’un liquide rouge sombre zigzaguait dans ma direction sur la boue craquelée. J’étais là quand personne ne venait, qu’il était seul et ne pouvait plus bouger. J’étais toujours là tandis que la peur et un désespoir affligeant s’emparaient de BA5799, tandis qu’on le retournait et que deux doigts s’enfonçaient dans sa bouche, tandis qu’on faisait gonfler et dégonfler son torse, et pénétrer de force de l’air dans ses poumons.

J’ai été ramassé par une main glissante, rejeté maladroitement par terre et ramassé de nouveau. J’ai été déplié par des doigts pris de panique et couverts de l’épais liquide. On m’a placé sur BA5799. On a fait tourner ma barre. Je me suis resserré. Je me suis refermé autour de sa jambe jusqu’à ce que son pouls cogne contre moi. Et il a fait la grimace et gémi entre deux grincements de dents. On m’a resserré davantage afin de comprimer sa cuisse : afin d’empêcher qu’il se vide de son sang dans la poussière. »

 

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C’est ainsi que s’ouvre le premier roman de l’Anglais Harry Parker, Anatomy of a soldier, l’un des ouvrages remarqués de la rentrée littéraire, salué dès sa parution par Edna O’Brien et aussitôt publié en français chez Christian Bourgois (septembre 2016). Le récit est en effet aussi « explosé » que le héros lui-même. Tom Barnes, capitaine de l’armée anglaise, en mission en Afghanistan, matricule BA5799, est en effet victime d’un « engin explosif improvisé » (une mine artisanale).

L’auteur a longuement cherché « la forme adéquate pour raconter ça », qu’il était impossible de raconter à la première personne, puisque l’expérience élaborée dans cette fiction est très largement la sienne. Il lui a fallu reconstituer, se documenter ; mais surtout, il lui a fallu se décentrer d’un vécu insoutenable. Il adopte donc le point de vue des objets : ici, un garrot, puisque le premier risque, pour qui saute sur une mine, est l’hémorragie fatale. Le roman reconstitue ainsi le puzzle d’une vie à travers quarante-cinq courts chapitres, narrés par les quarante-cinq objets qui ont été témoins ou acteurs de l’explosion et de ses conséquences, à l’hôpital, en rééducation, pour ses proches et pour le soldat lui-même : aussi bien une scie chirurgicale ou une prothèse en fibre de carbone qu’un sac d’engrais, un tapis, des lunettes de vision nocturne, un casque, un fusil d’assaut ou le sac à main de la mère qui lui rend visite à l’hôpital.

Chaque objet a sa propre vie (fabrication, fonction, rôle à tel moment de l’action). Il donne à voir les faits et gestes auxquels il est associé, à la première personne, sans le moindre pathos, en désignant le capitaine Barnes à la seconde ou à la troisième personne.

Et si vous choisissiez vous-même une situation difficile à raconter « normalement » ? Il peut s’agir d’un événement historique — comme la prise de la Bastille évoquée par Éric Vuillard dans Quatorze juillet (Actes-Sud, 2016) ; d’un fait divers — comme celui qu’évoque Ivan Jablonka dans Laëtitia (Seuil, 2016) ; ou d’un événement vécu, et pas forcément aussi dramatique que celui qu’évoque Harry Parker — ou même d’une situation comique, ou totalement fictive ?

Une fois la situation arrêtée, faites une liste d’objets étroitement liés à l’événement ou à ses conséquences. Puis choisissez-en un et un seul. Et écrivez une brève scène du point de vue de l’objet. Respectez les trois règles que suggère Harry Parker lui-même : l’objet s’exprime à la première personne ; il s’adresse au personnage dont il dépend, si nécessaire, à la seconde ou à la troisième personne ; il ne connaît les pensées du personnage que lorsqu’il se trouve à son contact direct.

 

Lecture

La littérature du réel prend de plus en plus d’importance, à l’époque troublée qui est la nôtre. C’est ce que montre par exemple l’attribution du dernier Médicis à Laëtitia, d’Ivan Jablonka, que j’avais feuilleté sans avoir envie de le lire au mois de septembre, parce que son sujet sinistre — le meurtre abominable de Laëtitia Perrais — est sinistre, et que le texte, publié dans une collection de sciences humaines, me semblait construit sur un suspense un tantinet sordide.

L’argument du « ça a vraiment eu lieu » ne suffit pas à faire un livre. S’agissant d’Anatomie d’un soldat, j’y serais même plutôt allé à reculons, mon année chez les parachutistes n’ayant pas fait de moi un fan de littérature militaire. Je l’ai lu parce qu’on m’en avait dit du bien, mais sans rien savoir ni chercher à apprendre quoi que ce soit de l’auteur — pas même s’il avait vécu ce qu’il raconte.

Aujourd’hui, je sais que l’auteur est bien un ancien officier de l’armée britannique. Il a trente-trois ou trente-quatre ans. Un jour, prenant un raccourci à travers champs vers six heures du matin, après une opération de nuit, il a bien été victime d’une mine artisanale déposée par les talibans. Après une reconstruction douloureuse, doté de ce qui se fait de mieux en matière de prothèses, il est marié, père d’un enfant. Il a retrouvé un métier. Mais ce qui a fait le succès de ce premier roman, c’est l’écriture, qui relève du tour de force.

A.A.

Alain André a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Auteur de romans, de fictions brèves et d’essais, il conduit des ateliers d’écriture à La Rochelle pour le compte d’Aleph, dont il est le directeur pédagogique. Il conduit à partir de mars 2017 un module de la « Formation générale à l’écriture littéraire » intitulé : « Écrire à partir du réel ».

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