Ecrire à partir du roman « Le monarque des ombres » de Javier Cercas

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du roman de Javier Cercas, « Le monarque des ombres » (2017 et Actes Sud, 2018).  Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 18 février 2019 à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com

Extrait

« Il s’appelait Manuel Mena et il est mort à l’âge de dix-neuf ans au cours de la bataille de l’Èbre. Sa mort advint le 21 septembre 1938, à la fin de la guerre civile, dans un village catalan du nom de Bot. C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-il été au début de la guerre : il s’était alors engagé dans la 3e bandera de Phalange de Cáceres, et l’année suivante, fraîchement promu sous-lieutenant intérimaire, il fut affecté au 1er tabor de tirailleurs d’Ifni, une unité de choc appartenant au corps des Regulares [tous ces noms sont un peu exotiques pour  nous, mais les Regulares, comme le précise une note en bas de page du traducteur, sont des troupes de l’armée espagnoles recrutées au Maroc espagnol]. Douze mois plus tard, il trouva la mort au combat, et durant des années il fut le héros officiel de ma famille ».

Proposition d’écriture

Ce premier paragraphe du dernier roman de Javier Cercas (Le monarque des ombres, Actes Sud, 2018) nous propose comme ses précédents romans une énigme historique. Les précédents traitaient de personnages célèbres ou obscurs mais toujours liés de près à un événement historique : la fin de la guerre d’Espagne, les camps de la mort au moment de la Seconde Guerre mondiale, le putsch manqué de militaires au Parlement espagnol en 1981… Cette énigme-ci le touche de plus près, puisqu’elle touche certes à un événement historique (la guerre d’Espagne, derechef), mais concerne un membre de sa famille, mort au cours de la terrible bataille de l’Èbre.

• Premier temps

Je vous propose, dans un premier temps, de procéder à un bref inventaire de héros susceptibles de vous intéresser. Ils peuvent appartenir à la grande histoire ; mais aussi à l’histoire moins glorieuse des faits divers ou même de la scène culturelle, artiste, chanteuse, peintre, etc. ;  ou encore être des anonymes qui vous ont touché, que vous ne les connaissiez pas du tout, ou qu’ils fassent partie de votre famille au sens large du terme.

Vous pourriez introduire chaque élément de votre inventaire par une formule un peu différente, par exemple : « Je pourrais m’intéresser à…, parce que… ». Il s’agit donc de nommer le héros ou l’héroïne dont vous vous souvenez, puis de tenter de dire, en une phrase, ce qu’il fait que vous vous en souvenez et que ça vous intéresse.

• Deuxième temps

Ensuite, choisissez l’un de ces héros potentiels. Et écrivez un court paragraphe pour le présenter, de façon très factuelle, sans dire ce que vous ressentez par rapport à lui.

Cercas ajoute à son paragraphe de présentation de Manuel Mena un long commentaire, qui explicite la résonance du personnage en lui et commence de la façon suivante, là encore en un seul paragraphe :

« C’était l’oncle paternel de ma mère, laquelle, depuis mon enfance, m’a d’innombrables fois raconté son histoire, ou plutôt son histoire et sa légende, de sorte qu’avant de devenir écrivain je me disais qu’un jour il me faudrait écrire un livre sur lui. J’écartai cette idée précisément quand je devins écrivain. Pour une simple raison : je sentais que Manuel Mena était le paradigme de l’héritage le plus accablant de ma famille et que raconter son histoire ne voulait pas seulement dire que je prenais en charge son passé politique mais aussi le passé politique de toute ma famille, ce passé qui me faisait rougir de honte ; je ne voulais pas prendre cela en charge, je ne voyais pas la nécessité de le faire et encore moins de l’ébruiter dans un livre : apprendre à vivre avec me paraissait déjà suffisamment compliqué. Par ailleurs, je n’aurais même pas su comment raconter cette histoire : fallait-il s’en tenir à la stricte réalité, à la vérité des faits, si tant est que cela fût possible et que le passage du temps n’ait pas ouvert dans l’histoire de Manuel Mena des brèches impossibles à combler ? Fallait-il mêler réalité et fiction, afin de pouvoir colmater avec celle-ci les trous laissés par celle-là ? Ou bien fallait-il inventer une fiction à partir de la réalité, quitte à faire croire à tout le monde qu’elle était véridique ? Je n’en avais aucune idée et cette incertitude quant à la forme à adopter me semblait confirmer le bien-fondé de mon idée de départ : je ne devais pas écrire l’histoire de Manuel Mena (p.11-12) ».

À partir de là — puisque le livre existe —, l’auteur nous raconte comment ce vieux rejet a été remis en question : il est bien vrai que l’histoire d’un livre peut parfois se confondre avec l’histoire des résistances qu’il a fallu traverser pour l’écrire. Il a vieilli, son père est mort, sa mère veuve lui parle souvent d’Ibahernando, le village d’Estramadure d’où elle et son mari ont émigré dans les années 60 pour aller s’installer en Catalogne. Cette émigration a été le grand événement de sa vie : « elle cessait du jour au lendemain d’être la fille privilégiée d’une famille de patriciens dans un village d’Estramadure, où elle était tout, pour devenir un peu plus qu’une prolétaire ou un peu moins qu’une petite-bourgeoise avec une flopée d’enfants sous le bras dans une ville catalane, où elle n’était rien » (p.14).

Cercas a d’ailleurs écrit en 99 un article sur cette émigration à Gérone, et sur le fait qu’à partir de ce moment, comme le héros du Désert des tartares de Dino Buzzati, sa mère n’a plus fait qu’attendre le retour en Estramadure, qui n’aura jamais lieu. D’où sa tristesse, son état dépressif chronique, et le fait que son principal sujet de conversation soit l’Estramadure et le village d’Ibahernando. Et c’est là que ressurgit Manuel Mena, parce qu’un jour que Cercas a montré à sa mère le film d’Antonioni, L’Avventura, bien sûr, sa mère sort de sa morosité perpétuelle et s’échauffe pour l’histoire. Vous vous souvenez peut-être du film : une femme disparaît au cours d’une excursion sur une île, on part à sa recherche avant de l’oublier complètement tandis que l’excursion continue à se dérouler comme si de rien n’était. « Jamais un film ne m’a autant plu », dit sa mère à l’auteur, qui s’en étonne ; et elle ajoute : « Tu vois, mon grand, ce qui se passe dans ce film, c’est ce qui se passe tout le temps : quelqu’un meurt, et le lendemain, plus personne ne se souvient de lui. C’est ce qui est arrivé à mon oncle Manolo » (p.19).

L’oncle Manolo, c’est bien sûr Manuel Mena, de sorte que Cercas comprend enfin que Manuel Mena a été pour sa mère bien plus qu’un oncle paternel, mais son oncle préféré, et de loin ; et une sorte de frère aîné ; et le premier mort de sa vie. Et un héros, c’est-à-dire quelqu’un qui avait eu ce que les Grecs anciens appelaient une kalos thanatos, une belle mort, comme celle d’Achille dans L’Iliade. « Pour ma mère », conclut-il, « Manuel Mena était Achille ». S’ouvre alors pour lui une période de doute : avait-il eu raison de refuser d’écrire sur ce grand-oncle honteux, dont toutes les traces ou à peu près avaient été détruites, à l’exception d’une photo dont furent tirés sept agrandissements, pour les parents et pour les six frères, et dont, au moment où Cercas écrit ces lignes, l’un d’entre eux se trouve dans son bureau, juste devant lui ? Malgré tout cela, malgré cette photo (qui se trouve reproduite dans le livre, page 26), il décide alors, encore une fois, de… ne pas écrire sur Manuel Mena.

•  Troisième temps

Ajoutez donc au paragraphe de présentation de votre personnage un second paragraphe. Il ne s’agit pas de « commenter » le précédent, mais d’explorer la résonance du personnage en vous, en répondant aux trois questions suivantes :

  • Qu’est-ce que ce personnage représente pour vous ? Pourquoi avoir choisi, en somme, d’écrire sur celui-ci, plutôt qu’à propos d’un autre ?
  • Qu’est-ce qui vous gêne dans ce choix (ou pas du tout) ? En quoi touche-t-il en somme à quelque chose de personnel, voire d’intime, pour vous ?
  • Quelle est la photo que vous revoyez quand vous pensez à lui ? Si vous n’en voyez pas, imaginez-là…

L’ensemble (paragraphe de présentation plus résonance) ne devra pas excéder un feuillet (1500 signes, espaces compris). Envoyez ce feuillet, bien sûr, à l’adresse atelierouvert@inventoire.com.

Lecture

• L’auteur et son œuvre

Javier Cercas est tout sauf un inconnu pour les personnes qui s’intéressent aux littératures ibériques.

C’est un romancier encore jeune, puisque né en 1962. Il enseigne à l’Université de Gérone et constitue une figure emblématique de la gauche espagnole. Ses romans sont traduits dans une trentaine de langues ; ils sont tous traduits et publiés chez Actes Sud. Le monarque des ombres est son huitième ouvrage. Outre les romans, il a fait paraître un essai passionnant sur son travail et sur le genre romanesque en général, intitulé Le point aveugle (2016).

Il est recommandé de lire pour commencer son premier roman, Les soldats de Salamine (Actes Sud, 2002) : relativement court  mais absolument emblématique. Dans les derniers jours de la guerre civile espagnole, l’un des fondateurs de la Phalange, ce mouvement fasciste qui a soutenu jusqu’au bout l’entreprise putschiste du général Franco, nommé Rafael Sanchez Mazas et également écrivain, échappe au peloton d’exécution des troupes républicaines en déroute grâce à un soldat qui, bien que l’ayant vu en train de fuir, lui laisse la vie sauve. Le roman raconte la façon dont un journaliste, soixante ans plus tard, s’attache au destin de ces deux hommes et entreprend à la fois de recueillir des témoignages, pour comprendre, transformer cette anecdote en fiction et résoudre l’énigme d’une « non-exécution ». C’est donc un roman documentaire, qui a valu un grand succès à son auteur. Il est porté par une réflexion sur l’essence de ce qu’on appelle l’héroïsme et sur le devoir de réconciliation.

Je ne connais pas tous ses romans, j’en ai lu passionnément plusieurs : outre Les soldats de Salamine, je cite volontiers Anatomie d’un instant (2009 et Actes Sud, 2010), qui revient sur le coup d’état militaire tenté au Parlement espagnol le 23 février 1981 par le lieutenant-colonel Tejero, le seul coup d’état filmé en direct par la télévision, et tente de résoudre une autre énigme : comment se fait-il que deux hommes seulement, se jour-là, ont refusé de se coucher au sol comme l’exigeaient les militaires armés, deux hommes qui en outre, auparavant, étaient plutôt engagés dans des partis autoritaires, fasciste, comme le général Gutiérrez Mellado, ou communiste, comme Santiago Carrillo, en l’occurrence ?

J’ai lu également L’Imposteur (2014 et Actes Sud, 2015), qui interroge encore une autre énigme : comment Enric Marti, un type qui s’est forgé de façon fictive une image de glorieux combattant de toutes les guerres justes pour porter pendant des décennies la parole des survivants espagnols de l’Holocause, a-t-il pu berner tout le monde, y compris les vrais survivants des camps d’extermination nazis ? Les romans qui ont rend Cercas célèbre sont donc des romans à énigmes, centrés sur des personnages relativement publics, à la notable exception de Manuel Mena.

• Le roman

Pour raconter la vie brève de Manuel Mena, Cercas nous raconte l’histoire de l’écriture du livre : de l’enquête et des surprises qui l’ont jalonnée, de la difficulté qu’il a éprouvée à constituer en objet d’écriture, lui qui est de gauche, un héros familial franquiste. Elle le confronte à une question ancienne, aujourd’hui en train d’être redécouverte, pour des raisons qui sont tout sauf joyeuses : celle de l’héroïsme. Qui faut-il envier, Achille pour sa belle mort (kalos thanatos), ou Ulysse le rusé survivant ? Elle le confronte, peut-être davantage encore, à la question sans cesse renouvelée que pose tout roman à celui qui entreprend de l’écrire : comment s’y prendre ? Comment surmonter toutes les résistances qui s’opposent, en nous et pas seulement sur la page, à son écriture ?

A.A.


Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et de plusieurs essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985 et vit désormais à La Rochelle. Il y conduit des ateliers ponctuels consacrés à des parutions récentes, les modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire » et un cycle consacré au genre romanesque. Son dernier essai consacré à l’écriture (Devenir écrivain, Leduc.s) a été réédité en février 2018, augmenté d’un dossier de Nathalie Hegron consacré à l’autoédition numérique.