Vos textes à partir de « Continuer » de Laurent Mauvignier (1/2)

Il y a 15 jours, Sylvette Labat vous a proposé d’écrire à partir du roman de Laurent Mauvignier « Continuer ». Cette proposition autour d’une phrase longue a inspiré 31 très beaux textes. Nous avons dû en choisir 13 et vous remercions de votre belle participation !

Nous les publions en 2 posts séparés pour faciliter leur lecture.

Isabelle Vigier

L’éperdu

Il est en colère, il tonne et je m’enfouis dans le paysage, les entrepôts, les usines, les transformateurs électriques je suis dedans, il insulte les autres conducteurs et je regarde les gens qui passent à côté derrière les vitres, leurs visages, j’imagine leur vie, mais la voiture roule très vite et les visages sont déformés ; maman ne parle pas, uniquement  « installe un haut-parleur sur le toit, les autres pourront en profiter», et elle allume sa cigarette, mais des champs de tournesols me sortent de là,  je veux y dormir ; il klaxonne, c’est une voiture qui le serre, et je quitte les champs, ses insultes restent dans ma tête, et maman se retourne et se penche, « n’écoute pas», en plus moi j’ai peur, si on mourrait tous dans un accident, et je vois la voiture exploser contre un mur, et je le vois la tête en sang contre le volant.

Je fais le chemin, des immeubles identiques, une ville nouvelle, la Nature absente, je suis une automate, la seule à venir, je me sens si lourde, mes chaussures collent au bitume, le thermomètre s’affole, enfin j’arrive, et la porte automatique me laisse passer, puis je longe les couloirs et rentre dans sa chambre, une télé le son coupé, je m’assieds contre son lit, je prends sa main, en fixe les veines saillantes, le sang qui bat doucement, je surveille son souffle qui s’éraille, contemple son visage détendu par la morphine ; nous ne mourrons pas ensemble sur l’autoroute, car le cancer prend mon père à toute allure et qu’il part enfin en silence.

I.V.

Christiane Leydet

A pied la nuit dans la forêt

En avançant on se heurte à un mur hérissé de sapins qui des deux côtés dégringole à pic, et si on veut passer, pas le choix, il faut entrer dans cet étroit corridor moussu qui rétrécit comme une gorge se serre et toute la question, oui, toute la question, à cet endroit, c’est de savoir si on réussira à se faufiler dans la rainure qui accroche, qui retient – comme si la pierre avait des griffes, le rocher des crocs – à se sauver par cette fente fine, parce que passer ailleurs, c’est impossible, trop haut, trop rude, trop risqué, ailleurs, c’est quand on a envie de tomber, et elle, elle veut simplement rejoindre la chute assourdissante de la cascade.

Elle n’a plus dix ans, elle avait dix ans, c’est par là qu’elle s’échappait quand ça criait trop chez elle, les jambes à son cou, le chien qui devenait fou, pieds nus dans la mousse, par la porte de derrière, en chemise de nuit, les mains sur les oreilles, rejoindre la cascade par l’entrée secrète, à pas d’heure, évidemment, ou plutôt si, à l’heure qu’il était, et il était milieu de la nuit, épaisse et noire comme de la bave de crapaud mort, c’est Bastien qui le dit en riant, mais Bastien n’a jamais vu de crapaud mort, elle non plus d’ailleurs, n’empêche, elle se souvient qu’elle avait peur, et que la peur a une couleur.

C.L.

Sylvie Laforêt

Il fallait rentrer, quitter le Pérou sans avoir vu le Machu Picchu, la faute au Sentier Lumineux, qui les avait retardés,  ponts coupés, qu’on avait fait sauter, détours de dizaines de kms jusqu’à la partie tropicale, la jungle on leur avait dit, et ça les avait fait rêver, papillons virevoltants, végétation lustrée et luxuriante, humidité chaude, fleurs aux tons saturés,  ils les avaient gagnés leurs tropiques, un peu au rabais, ils avaient trouvé, et il avait fallu rebrousser chemin, pour la fameuse verte colline aux Incas, étagée, et puis non, trop dommage, nouveau pont effondré, il fallait définitivement renoncer, un ouest américain sans Grand Canyon, des Alpes sans Mont Blanc, ils étaient amers, elle s’était dit pourtant c’est le site le plus commenté du pays, on pourra lire les guides au retour, piocher dans plusieurs de la bibliothèque et ce sera presque pareil. Ils firent du stop, plus de bus sur la route de secours, une camionnette les embarqua à l’arrière, dans la carriole, au milieu des peaux de chèvre qui venaient d’être tannées, elle se retrouvait avec son préféré, le beau brun du groupe, rentré lui aussi pour la session de rattrapage à la fac, allongés sur les poils roux des caprins décimés puants, le ciel violet, les tangages du tacot, les corps qui roulent, et se mêlent, l’amour au rythme des nids de poule, et le plaisir jusqu’à l’aéroport – elle l’avait su tout de suite ce qu’elle en garderait du périple, pour toute une vie, l’outremer là-haut et de ses yeux.

S.L.

J. Maurisse

À bout de souffle, fatigué de courir, il s’enfonça dans la forêt, se frayant un chemin au milieu des fougères et des genêts qui se frottaient à ses jambes et qui ralentirent sa marche, au point de le laisser un instant haletant, cherchant son pas sur la terre sablonneuse, trébuchant sur les racines en travers de sa route, assailli par la sérénade assourdissante des cigales, étourdi par le ronflement du vent venant de l’océan, le crépitement alentour, et comme enivré par le parfum de résine sèche ruisselant le long des grands pins droits aux écailles couleur de terre brune dont les branches rachitiques s’élançaient vers un ciel que l’on devinait à peine entre les bouquets d’aiguilles, tout un univers dense et odorant qui le fit suffoquer, jusqu’à ce qu’il se laisse engloutir, apaisé – un fœtus dans ces entrailles protectrices.

Il avait suivi son instinct comme on prendrait la mer, en quête d’un ailleurs enfoui que l’on aurait toujours cherché et qui, un jour peut-être plus vide que les autres, vous aurait attiré malgré vous, parce qu’il n’y a aucune autre possibilité que de se confronter à soi-même, mais aussi parce que la forêt, par sa multitude, son mystère, était pour lui la vie et la mort à la fois, ce cycle dans lequel il était, malgré lui, prisonnier, et alors que l’océan grondait derrière la dune, il imagina des gerbes d’eau écumeuse qui viendraient jusque dans son antre laver son corps abandonné, et peut-être alors pourrait-il renaître, ou se perdre, sans regrets.

J.M.

Marie Vicat

Nager, survivre

Je venais chaque soir, quand les autres et les vermillon, jaune citron, vert gazon, en voiles, en ballons et en parasols pointus étaient repartis, quand les cris, les rires gras, les chouchous et les frites s’étaient retirés, quand la plage s’apaisait enfin, rendue à elle-même, éclairée par un soleil mat penché sur l’horizon pour poser sur les flots des touches dorées et bercer de lumière une mer orangée et bleu nuit, presque immobile, choquée de sa folle journée ; et dans ce bain de silence, pieds nus sur le sable tiède, j’espérais n’être qu’une plume, un souffle à peine, un ami, pas à pas mené au bord de l’océan où, dans un clapotis presque muet, des vagues minuscules osaient encore rouler. Je les enjambais pour ne pas les briser – illusion ridicule – fixant au large la Roche de Kibo où mon amour avait péri, attendant qu’un vol d’oiseaux raye le ciel en un éclair charbonneux pour me donner le signal ; je plongeais et nageais aussitôt, saisi par le froid, claquant l’eau, expirant l’air, inspirant, expirant la rage, bras, jambes, claquant l’eau, battant la mer, pensant « devant, devant », poisson solitaire, noyé de chagrin, poumons hurlants, coulant, coulant dans l’immensité jusqu’à ce que mes doigts blanchis, tremblants, s’accrochent à la roche acérée et que je tourne le visage vers les étoiles pour revenir au monde en aspirant une longue goulée d’air chargée de sel et de vie qui me porterait au long de la nuit noire jusqu’au jour à naître et à l’épuisement du lendemain soir.  

M.V.

Muriel Etcheber

Presque une forêt

La porte de l’appartement claque : signe de grand vent ; faire taire les fourmillements dans ses jambes en traversant la ville, ou presque – elle connait le chemin tant de fois parcouru quand il lui vient cette envie folle de vent et d’espace, ce besoin d’être sur un frêle esquif au beau milieu de l’océan Atlantique ou  allongée sous un arbre en forêt, le mugissement des pins alentours secoués, le frétillement des feuilles tels grelots de carnaval – mais elle est encore là devant la porte de l’ascenseur qui n’arrive pas et ça fourmille sec dans ses baskets chevaux piaffants d’avaler le bitume : la rue descend et va l’emporter en courant presque, après une traversée rapide de la place, dans l’étendue de verdure du Père Lachaise près de ses arbres aimés, caressés, troncs et même racines quand c’est possible ; ça y est elle dévale la rue !

Les portes du cimetière sont grandes ouvertes qui l’attendent, elle se jette ventre à terre dans l’allée centrale qui l’embrasse, puis bifurque à droite saisie par l’odeur d’humus, le silence des lieux où s’élève le chant des herbes frottées les unes contre les autres, le craquement des graviers sous ses semelles, la cacophonie des corbeaux à s’arracher la gorge – raclements qui résonnent d’arbre en arbre puis s’éteignent ; ici c’est une presque forêt, elle en a fait dix mille fois le tour et certainement davantage, ici elle marche à la mesure exacte de son pas, ici elle respire à la mesure exacte de ses poumons.

M.E.

Yvette Autrique

Massada

Nous sommes arrivés à la nuit tombée, dans le désert, le soleil descend très vite, place au noir, à la fraîcheur, au repos, la tête sur mon sac à dos, le nez orienté vers la fenêtre face au vent du sud qui, inlassablement, court, brûle, dessèche-, le fils du bédouin l’avait dit « trrri get-up, trrri hours monter, trrri liters drink » au départ, une petite colonne s’est formée dans la nuit, les premiers avancent vite, ils chantent, sifflent, tout leur semble facile, même le sentier rocailleux de cette montagne fortifiée, une demi-heure de montée, premières plaintes, premiers souffles, chaussures qui refusent d’avancer, certains vident d’un seul trait leur maigre provision d’eau, d’autres allument une clope, beaucoup redescendent.

Je ne m’arrête pas, la colonne s’étire, les voix s’éloignent, on avance, on souffle, on monte, on ouvre grand les yeux dans la nuit noire, on monte encore, encore, un pas, un autre, ne pas lâcher, avancer, monter, souffler, souffler, respirer, je le suis, le sac devant moi, ne pas lâcher, ne pas perdre sa trace, je m’accroche, je l’entends, oui, il est proche, je bois un peu, je monte, continuer, continuer, pas réfléchir, mes oreilles sourdes, mes jambes lourdes, avancer, souffler, monter, le suivre, la nuit si noire, je me cogne dans quelque chose de mou, son sac-, arrivés au sommet, Massada, le soleil se présente à nous, rouge, ocre, jaune, or argent, s’élève lentement sur la mer Morte pour offrir la plus belle des lumières sur ce monde devenu silence.

Y.A.

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